L’arrière grand-père parti vendre son vin au Tsar de Russie

(Dimensions de l’étiquette originale :  140 x 100 mm)

Parmi les étiquettes de ma collection, celle-ci est l’une des plus chargées d’émotions. Il était bien connu dans ma belle-famille qu’un ancêtre, Bernard François (1852-1930) était parti à la fin du XIXe siècle en Russie pour vendre du vin, et avait réussi au point de devenir « fournisseur officiel de Sa Majesté l’Empereur de Russie ».

Retrouver dans les années 1980, au fond d’un tiroir de commode de la maison de famille, une série d’étiquettes lithographiées de cette époque en excellent état a déjà été pour le jeune collectionneur que j’étais un moment d’émotion intense.

Le second événement marquant s’est produit lorsque mon épouse a retourné un petit cadre conservé par son père Jacques François (petit-fils du négociant, 98 ans à l’heure ou sont écrites ces lignes) célébrant le brevet de fournisseur officiel de la cour impériale. 

Au dos de ce carton, quelques mots manuscrits destiné à son fils de 8 ans (Bernard François, 1885-1943, futur médecin à Fayl-Billot), dont voici la transcription:

A mon cher enfant

Son père

B. François

Retour d’un 1er voyage en Russie (St Petersbourg Moscou et Varsovie)

Fays Billot 12 mars 1893

Pourquoi Bernard François avait-il rejoint, depuis sa Haute-Marne natale, un certain Paul Mazet pour reprendre une maison de négoce en vins de Valence et Bordeaux, fondée en 1824 par Duglas et Sylvestre ? Pourquoi avait-il fait le pari avec son associé de se lancer dans l’exportation de vins fins vers la Russie ?Aucune archive familiale ne le commente.

L’année de ce premier voyage en Russie n’est pas neutre : 1893 voit la conclusion de l’alliance commerciale et militaire entre la France et la Russie. De nombreux investissement français sont entrepris en Russie, issus du monde industriel mais aussi du luxe. Les années précédentes, les contacts se sont multipliés entre le Tsar Alexandre III et le président Loubet. Les marines et les armées des deux pays amenés à se soutenir en cas de conflit avec  la triple alliance Allemagne-Autriche Hongrie-Italie, organisent des manifestations communes d’une pompe et d’un luxe qui nous paraissent inouïs aujourd’hui.

Le brevet de fournisseur officiel autorisait l’utilisation des armes du Tsar sur les documents commerciaux, dont les étiquettes de vin. C’est la raison pour laquelle à partir de 1893 trône fièrement l’aigle bicéphale, emblème de la cour impériale russe, sur les étiquettes de la Maison P. Mazet et François.

C’est sous le règne d’Alexandre III (1845-1894), que le brevet a été obtenu. La version de l’étiquette n’est pas marquée du chiffre d’un Tsar particulier, contrairement à ce qu’on peut trouver sur des étiquettes contemporaines. Par exemple sur la production des célèbres vignobles Abrau-Durso [1], créés en 1870 sur les rives du lac Abrau dans la région de Krasnodar à l’initiative du Tsar Alexandre II (1818-1881), les étiquettes semblent afficher le monogramme de son petit-fils Nicolas II (H II) dans l’écu de poitrine de l’aigle. Dans l’étiquette de l’aïeul, c’est un Saint Georges terrassant le dragon, fidèle à l’original des armoiries.

On trouve d’autres étiquetages actuels affichant les armes du Tsar de Russie, en particulier sur la cuvée Cristal de la maison de Champagne Louis Roederer. Cette grande maison a été brevetée fournisseur officiel de la cour de Russie en 1908, sous Nicolas II alors que c’était son grand-père Alexandre II qui avait commandé dès 1876 la fameuse cuvée d’exception en bouteille transparente à fond plat, réalisée en cristal [2].

A la mort du Tsar Alexandre III en 1894, Nicolas II (1868 – 1918), dernier empereur de Russie, lui succède. Francophile, parfaitement francophone (écouter son discours étonnant à Paris en 1902, sans aucun accent ! [3]), Nicolas II était connu pour apprécier les vins, français ou non, à côté d’autres alcools. L’historien Igor Imine rapporte que, « rien qu’en mai et juin 2016, le tsar et sa famille ont vidé quelque 1 107 bouteilles de différents vins, ainsi que 391 bouteilles de madère (un autre favori du souverain), 174 bouteilles de cherry, 19 de porto (presque exclusivement pour l’empereur), 14 de champagne (qu’ils ne consommaient que les jours de fête), 3 de cognac et 158 de diverses vodka. » [4].

Je me plais à imaginer que cette bouteille posée sur la table intime de Nicolas II et son épouse Alexandra Fiodorovna vient de l’aieul…..

© Getty Images

Liens et références :

1. Site du domaine Abrau-Durso. https://fr.rbth.com/histoire/82507-champagne-russe-abrau-durso-histoire

2. Site de la maison de Champagne Louis Roederer. https://www.louis-roederer.com/fr/wine/cristal

3. Discours du Tsar Nicolas II à Paris en 1902. https://www.youtube.com/watch?v=9OR2KnRPgKQ

4. Gueorgui MANAÏEV. Vivre comme un tsar: le somptueux train de vie de Nicolas II. Russia Beyond, 18/05/2018. https://fr.rbth.com/histoire/80760-russie-empereur-nicolas-richesse-vie-loisirs

Différents modèles d’étiquettes de la maison P. Mazet, François et Cie antérieurs et postérieurs à 1893

© Texte posté le 10/01/2021