Abou Nawas, Omar Khayyâm, Samuel Paty, héros de la liberté

(Dimensions de l’étiquette originale 120 x 90 mm)

Aujourd’hui, le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire géographie dans un collège des Yvelines, a été assassiné.

Il est mort de la main d’un homme parce qu’il a fait son métier et enseigné la liberté d’expression. Assassiné parce qu’il a illustré son cours et fait réagir ses élèves de 4ème avec un dessin représentant un être humain nommé Mohamed. Pour les humains, Mohamed (570-632) est un être humain. Pour les musulmans, et pour eux seuls, il est aussi un prophète de leur religion, l’Islam. Et pour les musulmans, on ne doit pas représenter l’image de leur Dieu ni de leur prophète, ne cherchez pas, c’est comme ça.

Et c’est pour ça que Samuel Paty est mort assassiné.

Quel rapport avec cette étiquette hommage à Abou Nawas?

L’Islam, comme toutes les religions, a ses interdits. L’interdit de la représentation graphique de son Dieu unique ou de son prophète, peut-être lié à une idée de perfection inégalable par l’homme, ou plus complexe et énigmatique, est admissible en soi. L’avènement des monothéismes a nécessité l’éradication du culte des « idoles » polythéistes en cours au moyen Orient, et de leur représentation imagée. Les prophètes du Judaïsme étaient « iconoclastes » et il n’y a pas de représentation du Dieu unique des Juifs (le même que celui des Musulmans parait-il) dans les synagogues. Le Christianisme a eu aussi sa période iconoclaste (726-843, tiens, tiens,…), durant laquelle toute représentation de son Dieu unique (toujours le même parait-il), de Jésus, des apôtres, des saints, des prophètes communs au Judaïsme, était proscrite [1]. En témoignent les églises troglodytes de Cappadoce.

Cet interdit est relativement récent dans l’Islam, puisqu’il existe de nombreuses représentations de Mohamed dans des enluminures arabes ou perse d’avant le XVIème siècle. Il cristallise maintenant la fureur et la haine d’islamistes radicaux et liberticides. Mais l’interdit ne concerne en rien les non musulmans, qui ont bien le droit de dessiner ce qu’ils veulent. Et caricaturer qui ils veulent (de toute façon, représenter l’irreprésentable est nécessairement caricature). 

En France, la liberté de pratiquer une religion est garantie par la loi, mais la pratique religieuse est une affaire privée qui ne doit en rien concerner les humains qui adhèrent à d’autres croyances ou qui ne croient pas en un Dieu (probablement majoritaires, en plus).

Cela s’appelle la Laïcité. C’est la loi française.

Quel rapport avec cette étiquette hommage à Abou Nawas?

Un des autres interdits de l’Islam est la consommation d’alcool. Sur terre, car au Paradis, il coulera à flot.

L’interdit de représentation divine, humaine, ou animale a progressivement conduit les artistes musulmans à magnifier d’autres formes d’expression telles que l’architecture, l’art géométrique ou abstrait, la céramique, la calligraphie, la littérature, la poésie…

L’interdiction de l’alcool terrestre s’est heurtée à des oppositions plus marquées, les mêmes artistes ayant souvent besoin, pour créer ou s’élever, de stimulants artificiels voire d’ivresse. L’alcool ou le vin en terre d’Islam, c’est compliqué.

L’écrivain Kamel Daoud l’exprime parfaitement par ces quelques mots [2] :

« Pour toi, un verre de vin est goût, parfums, robe et palais. Pour moi, il est dissidence, désobéissance, infraction et exclusion et honte. Regarde : la poésie bacchanale dans mes parages a toujours été, chez nous les « Arabes », immense et plus fournie que les vins. Il y a plus de poèmes délicats sur le vin que de sortes de vins. Donc, il y a plus de poètes qui chantaient le vin que de vin à boire dans ma géographie. Je veux dire autrefois, à l’époque où le soleil tournait autour de nous et nos empires selon la légende. Quelle belle poésie ! Tu devrais la lire ! La vie de ces gens (Omar Khayyam, Abou Nouwas… ) était si mêlée à la coupe que le vin avait une bouche et une langue et se proposait d’expliquer le ciel et la terre en restant allongé. »

Le vin et les poètes arabes, nous y voilà…

Abou Nawas ou Abû-Nuwâs (757-813/815), de son vrai nom al-Ḥasan Ibn Hāni’ al-Ḥakamī, était de ceux-là. Né en Iran d’une mère iranienne et d’un père d’ascendance yéménite, formé à la linguistique auprès de plus grands savants, initié à tous les plaisirs dans un cercle de poètes de Bassorah, il a vécu à Bagdad, Damas, au Caire, puis est revenu à Bagdad auprès du Calife Abbasside Mohamed al-Amin, son ami et protecteur.

Abou Nawas aimait les hommes et le vin et le clamait haut et fort [3, 4] :

  • « J’ai quitté les filles pour les garçons
  • et pour le vin vieux, j’ai laissé l’eau claire.
  • Loin du droit chemin, j’ai pris sans façon
  • celui du péché, car je le préfère. »

Ce qui ne l’empêchait pas de se considérer comme bon Musulman (sunnite !)

  • « Cinq fois par jour je fais pieusement mes prières.
  • Docile, je confesse l’Unité de Dieu.
  • Je fais mes ablutions lorsqu’il me faut les faire.
  • Je ne repousse pas l’humble nécessiteux.
  • Une fois l’an, j’observe tout un mois de jeûne.
  • Je me tiens à distance de tous les faux dieux.
  • Il est vrai, cependant, que point ne suis bégueule
  • et que j’accepte un verre quand il est en jeu.
  • J’arrose de vin pur la bonne viande
  • de chevreaux et cabris gras et pleins de saveur,
  • avec œufs et vinaigre et des légumes tendres,
  • souverains contre la migraine du buveur.
  • Et quand un gibier passe à ma portée,
  • Je me jette dessus comme un loup affamé.
  • Mais je laisse à l’Enfer l’hérétique portée
  • des Shiites, pour qu’ils y brûlent à jamais. »

Abou Nawas, dont l’œuvre ne se limite pas aux poèmes érotiques ou bacchiques, était considéré comme le plus grand poète de langue arabe au VIIIème siècle. Sa notoriété reste grande dans le monde arabe.

Surtout, il détonne par la liberté de sa parole, difficilement imaginable aujourd’hui pour un Musulman sur de tels sujets tabous. Alors que l’homosexualité est criminalisée, mais existe dans la plupart des pays arabo-musulmans, que l’alcool est prohibé bien qu’assez largement consommé, y compris par les dignitaires de certains régimes, Abou Nawas, comme Omar Khayyâm 300 ans plus tard, exhorte à la transparence de la transgression :

  • « Dis-moi : « voilà du vin ! », en me versant à boire.
  • Mais surtout, que ce soit en public et notoire.
  • Ce n’est qu’à jeun que je sens que j’ai tort.
  • Je n’ai gagné qu’en étant ivre-mort.
  • Proclame haut le nom de celui que tu aimes,
  • car il n’est rien de bon dans les plaisirs cachés. »

Résumons,

VIIIème siècle après Jésus Christ, en Orient :

– Des fondamentalistes chrétiens décident que « toute image résultant de l’art maléfique des peintres, quels que soient les couleurs et les matériaux utilisés, doit être rejetée, éliminée, condamnée… » [1]. Des moines chrétiens sont assassinés parce qu’ils veulent conserver des images de Jésus, en opposition au nouveau dogme.

– Abou Nawas, grand poète d’origine iranienne et de langue arabe, ami et protégé du Calife de Bagdad, commandeur des croyants, vante le vin, l’ivresse et la luxure. C’est toléré.

XXIème siècle, en Occident :

– Des fondamentalistes islamiques décident que ceux qui montrent des images de leur prophète méritent la mort. Après des dessinateurs, des journalistes, un enseignant est assassiné pour avoir défendu et expliqué la liberté d’expression à ses élèves, dans un pays laïque et républicain, la France.

– Une cuvée de vin de Guerrouane produit au Maroc, autre grand pays d’Islam, y honore la mémoire du poète Abou Nawas. C’est toléré, mais pour combien de temps ?

Honneur à toi et respect, Samuel Paty. Condoléances fraternelles à ta famille et tes proches, tes collègues, … tes élèves aussi, certains ne savent probablement pas ce qu’ils perdent.

Honte éternelle à ton assassin et aux haineux qui l’ont construit. Courage à ceux qui continuent à fabriquer du vin (et en boire) là où il y en a toujours eu, et où l’Islam est religion dominante.

En ce jour d’immense tristesse, cette petite étiquette nous rappelle que l’Islam a été tolérant lorsque le christianisme ne l’était pas. Continuons l’éternel combat contre l’obscurantisme et pour la liberté d’expression absolue, y compris la liberté de commenter ou critiquer toute religion.

Liens et références :

1) L’iconoclasme byzantin. https://compilhistoire.pagesperso-orange.fr/iconoclasme.htm

Lors d’un concile qui se déroule au palais d’Hieria du 10 février au 8 août 754, l’empereur Constantin V fait condamner le culte des images comme idolâtrie.

2) Daoud – La métaphore abîmée du vin « arabe ». https://www.lepoint.fr/culture/question-a-kamel-daoud-peut-on-etre-musulman-et-boire-du-vin-08-10-2015-1971627_3.php

3) Abû-Nuwâs (préf. et trad. Vincent-Mansour Monteil), Le vin, le vent, la vie, Sindbad, coll. « La petite bibliothèque de Sindbad », Arles, 1998 (éd. précédentes 1979, 1990), 190 p. (ISBN 978-2-7427-1820-7).

4) Abu Nuwas. Citations. Site Babelio https://www.babelio.com/auteur/-Abu-Nuwas/83457

5) Omar Khayyâm. Sa vie et ses quatrains Rubâ ‘iyât. Par Pierre Seghers. Collection miroir du monde. © Editions Seghers, Paris, 1982

Pour terminer, quelques quatrains d’Omar Khayyâm, honoré d’une cuvée de vin égyptien!

Je bois du vin ! Aux yeux du Seigneur, c’est normal

Les sages le reconnaîtront, Il m’a fait, Il a fait la vigne

Il sait de toute éternité que je boirai le vin vermeil

Si devant Lui je m’abstenais, ce serait tromper sa prescience

O toi qui ne bois pas de vin, ne blâme pas ceux qui s’enivrent

Entre l’orgueil et l’imposture, pourquoi vouloir tricher sans fin ?

Tu ne bois pas, et puis après ? Ne sois pas fier de l’abstinence

Et regarde en toi tes péchés. Ils sont bien pire que le vin.

Quand je serai parti, ô mes amis, retrouvez-vous à la taverne

Réjouissez-vous d’être ensemble, soyez heureux. Quand le saqi

prendra le col du beau flacon, admirez sa main et son geste

et pensez au pauvre Khayyâm. Puis, à ma mémoire, buvez !

Omar Khayyâm, Quatrains [5]

© Texte posté le 18/10/2020