Une Yquem dans la tourmente

(Collection particulière)

Voici une étiquette allemande de Château Yquem assez énigmatique, surtout pour les non germanophones.

Sous le nom « Chat. de Yquem », de formulation déjà un peu étrange, l’appellation BORDEAUX. On s’attendrait plutôt à Sauternes… ou à rien, tellement la mention Yquem est connue et se suffit à elle-même en des temps où l’étiquette n’était pas le réceptacle obligé de multiples mentions légales.

La mention en petit caractères en dessous de BORDEAUX intrigue d’avantage. Elle se traduit en Français par « ou avec toute autre impression», on va voir pourquoi.

Suit un nom de société  familiale, Gebrüder (frères) Jllert, située dans la ville de Klein-Auheim-Hanau, dans l’état de Hesse. On pourrait penser qu’il s’agit du négociant ayant importé et mis en bouteilles le vin. En fait, il s’agit d’un imprimeur, comme le désigne la mention lithographische Kunstanstalt (institut ou atelier d’art lithographique).

Le numéro (7274) est le modèle de l’étiquette. La mention Goldm. 9. per 1000 correspond au prix, non du vin, mais des 1000 étiquettes, exprimé en Mark-or (Goldmark).

Il s’agit donc d’une étiquette de présentation d’un imprimeur allemand, avec numéro de modèle, prix au mille, mise en page, illustration, nom du vin que le client vigneron ou négociant peut personnaliser (et pour l’étiquette factice, pourquoi se priver du nom prestigieux d’Yquem ?!). La mention « ou avec toute autre impression » s’explique mieux. La mention finale Eindruck extra. ne signifie pas « qualité d’impression extra », mais plutôt que l’impression n’est pas comprise dans le prix annoncé des étiquettes.

Pour finir, de quand date cette étiquette ?

On peut l’estimer assez précisément, compte tenu du chaos économique qu’a traversé l’Allemagne dans les années 1920. Le prix sur l’étiquette est indiqué en Marks-or (Goldmark), qui était la monnaie de l’empire allemand indexée sur l’or. A partir de 1914 et le début de la guerre, le Mark-or n’est plus indexé sur l’or et n’existe plus de facto. Il est substitué par le papiermark, de valeur identique, qui subit l’hyperinflation qu’a connue la République de Weimar entre 1922 et 1923 (250% par mois à l’été 1923) [1]. Le cours du mark s’effondre : fin 1923 un dollar vaut officiellement 4,200,000,000,000 marks (quatre trillions deux cents milliards), alors qu’il valait 4,2 marks or avant la guerre [1]. La création en novembre 1923 du Rentenmark, monnaie un peu virtuelle à nouveau indexée sur l’or et réservée aux échanges commerciaux, contribue à stabiliser la situation.

Le 30 août 1924, les anciens marks (Goldmark ou papiermark) sont remplacés par les Reichsmarks, qui laisseront la place au Deutsche Mark en 1948.

On peut donc parier que cette étiquette lithographiée, qui n’a jamais vu une bouteille de près, figurait dans le catalogue 1923-1924 de l’imprimeur Jllert. Une autre étiquette de présentation de cet imprimeur, affichant le millésime 1921 et un prix en Goldm., corrobore cette proposition de datation. Il est intéressant de remarquer que des étiquettes plus tardives du même imprimeur portant des numéros de modèle supérieur à 10 000 voient leur prix exprimé en Reichmarks (Reichm.) et sont probablement postérieures à 1924 [2].

Liens et références :

1. Jean-François Beaulieu, L’hyper-inflation allemande sous la république de Weimar.  http://www.causes-crise-economique.com/hyper-inflation-weimar-allemagne.htm

2. Collection d’étiquettes de Rhum et d’alcools de Petr Hlousek, série d’étiquettes de l’imprimeur Jllert https://rum.cz/result.htm?rp=1&pl=20&qqdt=rum  

© Texte publié le 13/06/2020

Timbre allemand de 50 milliards de marks (1923). Source Wikipedia