Œil de perdrix, un vrai blanc de rouge !

Cette belle étiquette de Champagne « œil de perdrix » de la maison Lecureux et Lefournier, à Avize, date probablement de la seconde moitié du XIXe siècle. Selon le colonel F. Bonal et son encyclopédique « histoire du Champagne » [1], cette maison de négoce champenoise a été créée en 1834.

Œil de Perdrix, une couleur, un vin…

Que signifie « œil de perdrix » ? Absent des 7 premières éditions du dictionnaire de l’académie française (1694 à 1878), ce nom apparait dans la 8ème édition de 1935 pour ne désigner que la variété interdigitale de cor au pied (une tuméfaction rouge au centre noir, évoquant l’œil de la perdrix) !

Dans la 9ème et actuelle édition, « œil de perdrix » peut désigner une variété de figue depuis le XVIIe siècle (Olivier de Serres), un motif de tissage losangique, un point de broderie, l’aspect noueux du bois en menuiserie, ou un motif de céramique… Mais rien en rapport avec un vin ou sa couleur…. Tout au plus, œil de perdrix désigne de façon générale un « Motif de petite taille, évoquant l’œil de la perdrix par la forme, la taille ou la disposition des couleurs »

Les couleurs, on approche… Car pour le vin, œil de perdrix désigne tout d’abord une couleur. Un couleur indéfinissable autrement, tant foisonnent les qualificatifs utilisés par les vignerons pour décrire leurs vins ou cuvées œil de perdrix : « rouge clair transparent », « clairet entre rouge et rosé », « rosé », « rosé pâle », « jaune-orangé pale », « rose saumoné » », saumon soutenu tirant vers le rouge-orangé », « rosé-gris », « ambré », « pelure d’oignon » …

C’est le site « dico du vin » [2] qui en donne la définition actuelle la plus attrayante : « Œil-de-perdrix est cette nuance mythique pour désigner un rosé pas tout à fait rosé, plutôt un gris rosé ou blanc taché à reflets rosés ou encore rosé pelure d’oignon. Les gris se qualifient d’œil de perdrix : voir les rosés d’Auvergne, de Lorraine, de Moselle, de Champagne, de Touraine (Noble-Joué), de l’Orléanais, du vendômois (pour ces derniers, issus du pineau d’Aunis, on parle d’œil de gardon), etc. etc. (…) »

Ainsi, dans la plupart des cas, œil de perdrix qualifie la teinte d’un vin très clair, entre blanc et rosé, obtenu à partir d’un cépage rouge à pulpe blanche, comme le pinot noir, par une macération très courte des peaux ou même par pressurage direct (pinot noir pressé en blanc).

Ce serait à l’origine la couleur que prend le blanc de l’œil de la perdrix (et non son iris) quand elle agonise… Si on n’a jamais vu de perdrix vivante ni fraichement tuée, c’est mon cas, il faut faire confiance aux chasseurs qui ont dû proposer cette délicate analogie

L’Œil de Perdrix de Suisse et de Neuchâtel

Pour les Neuchâtellois, l’Œil-de-perdrix (avec majuscules) n’est pas une couleur, c’est un vin.  LE vin emblématique de Neuchâtel et sa région. Il s’agit d’un rosé issu exclusivement de pinot noir peu cuvé.

L’ancienneté et la qualité des vins rouges de la région de Neuchâtel sont attestées par une lettre adressée par l’homme de lettre (et comte) François d’Escherny (1733-1815) à son ami Jean-Jacques Rousseau : « Les vins de Cortaillod, dans les bonnes années sont aussi bons que les meilleurs vins de Bourgogne ». Patrice Allanfranchini, historien et conservateur du Musée de la Vigne et du Vin du Château de Boudry situé près de Neuchâtel, explique : « Au 18e siècle, cette assertion était tout à fait plausible. Il faut comprendre que pendant des siècles, la vinification en rouge faisait peur, car les cuvaisons trop longues pouvaient engendrer des problèmes de piqure acétique. Les rouges profonds ont commencé à apparaître à la fin du 18e, lorsque les vignerons ont commencé à maîtriser le chapeau flottant. Avant pour avoir du rouge, on rajoutait des raisins teinturiers dans le moût » [3].

La tradition de la production de vins « œil de perdrix » issu de pinot noir semble avoir perduré à Neuchâtel plus qu’ailleurs. Le musée du Château de Boudry [4] possède la plus ancienne étiquette connue d’œil de perdrix de Neuchâtel, portant le millésime 1861.

Etiquette d’Œil de Perdrix de Neuchâtel 1861 de Louis Bovet, propriétaire-encaveur à Areuse (collection du Musée du Château de Boudry, reproduite avec l’aimable autorisation de M Patrice Allanfranchini, conservateur)
Deux étiquettes d’Oeil de Perdrix des cantons du Valais et de Genève

Faute de protection initiale de l’appellation, le terme Œil de perdrix a ensuite pu désigner tout vin suisse issu du même procédé de fabrication, essentiellement pour des AOC des cantons de Genève et du Valais. Selon la réglementation suisse, l’Œil de Perdrix est maintenant un « rosé de Pinot noir suisse peu cuvé »..

La notice francophone de Wikipédia consacrée à l’œil de perdrix de Neuchâtel (consultée en décembre 2023 [5]), s’avance un peu lorsqu’elle dit que « La découverte de cette vinification particulière remonte probablement au milieu du XIXe siècle ». On va voir pourquoi.

Œil de perdrix et vins « clerets » aux XVe et XVIe siècles

Le moyen âge a été une période de grande appétence pour le vin, dans toutes le couches de la société. En plus de leur provenance, et les vins doux et cuits mis à part, on catégorisait les « bons vins » par leur âge et leur couleur. Il avait les vins jeunes, à boire avant le printemps suivant, équivalents de nos primeurs actuels, et les vins vieux, de qualité moindre, qui permettaient de tenir jusqu’à la vendange suivante. Il était interdit de mêler le vin nouveau avec du vin vieux, afin de ne pas le gâter. Les vins de garde n’étaient prisés qu’en Bourgogne et dans la vallée du Rhône.

Pour l’aspect, la couleur, on opposait souvent le vin subtil, aqueux, blanc ou clair, et le vin terrestre et épais. A propos des vins de Guyenne, Charles Estienne, médecin puis imprimeur, écrit en 1564 : « ceux qui sont rouges, ou noir sombre, ou vermeils, nourrissent assez abondamment ; mais parce qu’ils provoquent des obstructions et augmentent les humeurs mélancoliques, ils ne doivent pas être consommés, sauf si on mène une vie de travail et de labeur. Ceux qui sont d’une consistance ténue et subtile, c’est-à-dire blancs, clairets ou fauvelets, sont prisés et très demandés à la table des grands seigneurs, d’autant qu’ils ont un goût fort agréable, qu’ils se digèrent facilement et sont rapidement assimilés »  [6].

Les différences entre vins clairs, clairet ou « cleret » et « œil de perdrix » ne sont pas évidentes à cette période. Le collectif d’historiens auteurs du « voyage aux pays du vin » [7] l’aborde ainsi : « En matière de couleur, c’est la limpidité, la clarté, voire la transparence, qui sont exigés pour le blanc. Le terme de « clarté » est aussi appliqué au Clairet, mais c’est pour mieux le différencier du rouge. On l’apprécie pour unir le blanc et le rouge, sans en avoir les défauts. Pour autant, sa couleur était sans doute plus accusée que celle de nos rosés actuels et pouvait même atteindre un rouge soutenu, la distinction d’avec les vins vermeils reposant sur des questions de saveur ou de parfum. »

L’ambiguïté pour désigner la couleur un vin « œil de perdrix » se retrouve dans l’ouvrage d’Olivier de Serres  « Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs » publié en 1600. La couleur « œil de perdrix » est citée comme l’une des « deux couleurs les plus remarquables des vins clerets » mais se voit attribuer une nuance « rubi-oriétal », qui l’oppose à la teinte « hyacinte tendante à l’orenge » des autres clerets (voir l’extrait ci-dessous, début du 2ème chapitre). Pas simple de s’y retrouver …

Le Théâtre d’agriculture… d’Oliver de Serres (1600). Extrait

Le même ouvrage détaille les durées de cuvaisons nécessaires à l’obtention des vin clerets, ou de couleur plus soutenue : « Il y a des vins clerets et quelquefois des plus exquis, qui en moins de vingt-quatre heures de sejour dans la cuve atteignent le poinct qu’on desire : pour parvenir laquelle couleur, d’autres y employent huict ou dix jours. Même s’en trouve de si tardifs, que jamais ne peuvent venir rouges ni couverts, quoy qu’on les tienne un mois dans la cuve. Mais pour ne se décevoir, il est nécessaire de tirer souvent du vin de la cuve par la guille ou espine, pour en tâtant d’heure à autre prendre avis du terme de le viner. » Malheureusement, la durée de cuvaison des vins œil de perdrix n’est pas écrite. Elle devait dépendre du cépage.

Œil de perdrix en Bourgogne

Longtemps limitée aux vins d’Auxerre (et de Chablis) majoritairement blancs, l’appellation « vin de Bourgogne » n’a été étendue au « païs de Beaunois » qu’en 1416 par une ordonnance de Charles VI. Il est connu que certains vins rouges de la côte de Beaune, à Comblanchien, Volnay, Pommard, ont été produit en « œil de perdrix » dès le début du XVIIIe siècle, peut-être même avant. Mais à cette période, cette production répondait à un mode de vinification très différent, avec mélange de cépages pinot noir et blanc.

Dans son « Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte d’Or » [8], Le Dr MJ Lavalle s’interroge en 1855 sur l’évolution de la vinification des vins rouges de la côte de Nuits : « (…) si la vinification n’a pas varié dans ses points fondamentaux, il n’en a pas été de même dans les détails. Suivant le goût de chacun et surtout le goût du siècle, la fabrication a varié. On se ferait une bien fausse idée si on croyait qu’on a toujours recherché dans nos vins de Bourgogne des qualités absolument identiques à celles que nous apprécions maintenant. Aujourd’hui, on arrache partout le pinot blanc et le pinot gris, et on ne conserve dans presque tous les premiers crus que le franc pinot. On obtient ainsi des vins plus colorés et plus fermes ; mais n’est-ce pas aux dépens de la finesse et du bouquet, et peut-être de la conservation ? »

A l’appui, Lavalle cite un auteur bourguignon méconnu, Pigerolle de Montjeu, qui fait remonter l’œil de perdrix bourguignon au début du XVIIIe siècle : « Il y a un siècle et demi à peine, les vins de Pommard et de Volnay ne devaient avoir qu’une teinte très-légère, qu’on nommait : œil de perdrix. A cet effet, il y avait dans toutes les vignes une partie plantée en pinots blancs, et on mettait alternativement sur la met du pressoir un lit de paille et un lit de raisin, dans la crainte que le vin ne fût encore trop rouge. »

Œil de perdrix en Champagne

Quelques étiquettes nous prouvent que la tradition des cuvées œil de perdrix est au moins aussi ancienne en Champagne qu’à Neuchâtel, et qu’elle persiste également de nos jours, bien que confidentielle. L’ancienneté, antérieure à 1850, est attestée par cette étiquette d’œil de perdrix 1834 de la maison Renaudin Bollinger à Aÿ (actuelle maison de Champagne Bollinger).

La plus ancienne étiquette d’œil de perdrix ?

Actuellement, selon les vignerons, les cuvées « œil de perdrix » de Champagne peuvent être produites par pressurage direct de pinot noir (les rosés de presse), par macération courte comme l’œil de perdrix de Neuchâtel (ce sont les rosés dits de saignée), mais aussi par mélange de cépages, pratique autorisée uniquement en Champagne pour l’élaboration de vins rosés d’appellation d’origine contrôlée ou protégée.

Les premiers sont les Champagne « blancs de noir ». Sans être nommées « œil de perdrix », certaines cuvées de Champagne blanc de noir notent une teinte ambrée, par simple coloration du moût lors du pressurage. Ceci peut être renforcé lorsque les pinots noir sont surmaturés. C’est le cas des cuvées Œil de Perdrix des maisons de Champagne Jean Vesselle à Bouzy ou Devaux, à Bar sur Seine, dans l’Aube, comme l’explique la contre-étiquette.

Deux producteurs (Doyard à Vertus et Joel Michel à Brasles dans l’Aisne) décrivent un peu différemment le même principe, dans leur notice commune : « Cette cuvée tire ses origines et son nom des temps anciens. L’impossibilité de décolorer artificiellement les jus des raisins noirs engendrait l’élaboration d’un Champagne à la robe entachée d’un « Œil ». Celui-ci désignait un Champagne légèrement teinté de rose, tel un Œil de Perdrix ». Il s’agit dans tous les cas de rosés de pressée.

Plus rarement, le Champagne œil de perdrix provient d’un mélange de cépages. C’est le cas de la cuvée œil de perdrix de la maison Dehours, à Cerseuil dans la vallée de la Marne, qui est « élaborée en assemblant Pinot Meunier (83%) et Chardonnay (17%). Un mariage qui donne une belle couleur Œil de Perdrix. »

On remarque que la maison Joel Michel utilise pour sa cuvée œil de perdrix une reproduction à l’identique de l’ancienne étiquette de Lecureux et Lefournier.

Une réussite !

L’œil de perdrix de Lecureux et Lefournier, un vrai « blanc de rouge » !

Revenons à notre étiquette initiale. C’est donc en 1834 qu’Augustin Jean-Baptiste Lecureux, né en 1812 au Luxembourg, a créé à 22 ans sa maison de négoce Lecureux et Cie à Avize [1]. Il s’est ensuite orienté vers l’action publique et la politique, a été nommé commissaire du gouvernement, puis préfet de la Marne lors de la deuxième République. Son mandat a été court, du 1er mars au 30 novembre 1848. Candidat aux élections législatives de 1849 dans la Marne à la tête d’une liste républicaine et socialiste, il ne fut pas élu. Rejoignant les nombreux exilés français ou européens de cette période post révolutionnaire, obscurs ou célèbres comme Louis Blanc, A. Ledru Rollin, Eugène Sue, Victor Hugo, Victor Schoelcher, Karl Marx…, Lecureux fut proscrit le 2 décembre 1849 et se réfugia en Belgique, où il est mort en 1855 à 42 ans.

Ernest Lefournier était son gendre. Resté proche des milieux révolutionnaires, « il demeurait à Avize et plaçait du vin de Champagne en faisant de la propagande républicaine et socialiste » selon le site Maitron [9]. La maison Lecureux et Lefournier existait encore sous ce nom jusqu’aux années 1870, on la trouve citée dans le Catalogue général de l’exposition Universelle de 1867 à Paris. La maison Lefournier Jeune lui a succédé dans les années 1890.

Par sa méthode de vinification et l’orientation politique de ses créateurs, on peut donc conclure que le joli Champagne rosé très clair, dont notre étiquette garde la trace, méritait doublement son origine de « blanc de rouge » !

Une autre magnifique étiquette du XIXe siècle de Champagne Œil de Perdrix de la maison Bouché Fils et C° à Mareuil sur Aÿ (Collection du Musée du Château de Boudry, transmise par M Patrice Allanfranchini, conservateur du musée, et reproduite avec son aimable autorisation )

Liens et références :

1. Colonel François Bonal. Histoire du Champagne. Site de l’Union des Maisons de Champagne (https://maisons-champagne.com/fr/encyclopedies/histoire-du-champagne/premiere-partie-histoire-du-champagne/chapitre-4-le-xixe-siecle/article/les-negociants)

2. François Collombet. Oeil de perdrix (vin rosé ou gris). Dico du vin. https://dico-du-vin.com/oeil-de-perdrix-vin-rose-ou-gris/

3. Œil-de-Perdrix: l’ambassadeur de Neuchâtel . Article paru dans le dossier Oeil-de-Perdrix du hors-série Neuchâtel 2017 , consultable en ligne sur le site Romand du vin. (http://www.romanduvin.ch/oeil-de-perdrix-lambassadeur-de-neuchatel/)

4. Musée de la vigne et du vin, Château de Boudry, ambassade du vignoble neuchâtellois. https://chateaudeboudry.ch/le-musee/publications-et-graphiques/publications/

5. Site Wikipedia en Français « Oeil de perdrix, vin suisse » (https://fr.wikipedia.org/wiki/%C5%92il-de-perdrix)

6. Charles Estienne et Jean Liebault. Agriculture et maison rustique (1594). Cité dans [7]

7. Collectif, sous la direction de Françoise Argod- Dutard, Pascal Charvet et Sandrine Lavaud. Voyage au pays du vin. Histoire, anthologie, dictionnaire. Laffont, coll. Bouquins, Paris 2007.

8. Docteur MJ Lavalle. Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte d’Or. 1885. Réédition par les Edition ECHE, 1982. Disponible aussi sur le site https://ia904709.us.archive.org/17/items/histoireetstat00unse/histoireetstat00unse.pdf

9. Le Maitron. Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier, mouvement social. Notice Lefournier Ernest, dit Lefournier fils. https://maitron.fr/spip.php?article33688

© Texte posté le 01/01/2024, mis à jour le 08/01/2024

Les étiquettes illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur, du musée du Château de Boudry (Neuchâtel) ou des sites internet consultés.