Clos du Chapitre, vins de chanoines

Cette étiquette de « Clos du Chapitre de Gevrey Chambertin, ancienne propriété des Evêques-Ducs de Langres« , est une véritable machine à remonter le temps. Et source de quelques interrogations. Elle va nous faire voyager dans le passé, nous éloigner un peu du monde du vin et de ses étiquettes, mais on y reviendra à la fin..

Langres au Moyen Âge, son évêque, son chapitre

Transportons-nous à Langres à la fin du Moyen Age, disons aux XIIIe – XIVe siècles. Langres, actuelle sous-préfecture de Haute Marne, belle ville fortifiée dont les remparts médiévaux enserrent de nombreux et anciens bâtiments ecclésiastiques, avait à cette époque un rayonnement tout particulier.

Vue de Langres au XVIIe siècle. Au premier plan, la Marne. Gravure de Johan Peeters Delin (vers 1660)

Langres est présentée par les historiens du Moyen Âge comme un modèle de seigneurie ecclésiastique. La puissance de l’église est alors très importante. Celle de l’évêque de Langres encore plus. Langres est un tous premiers évêchés primitifs de la Gaule gallo-romaine, fondé au IIème siècle, position éminente héritée de l’ancienne capitale des Lingons : Andematunum. Et c’est l’un des plus vastes. Il s’étendait sur une partie de la Champagne, de la Franche Comté et de la Bourgogne, alors duché indépendant rallié au Saint Empire germanique. Dijon, pourtant capitale des ducs de Bourgogne et résidence des évêques de Langres pendant plusieurs siècles, a dû attendre 1731 pour avoir son propre évêché. Dans une bulle de l’année 1439, le concile de Bâle soulignait l’importance du diocèse de Langres, qualifié, qualifié « d’insigne et de fameuse parmi les autres églises du royaume de France » [1].

Les seigneurs-évêques de Langres avaient aussi un pouvoir temporel fort. Issus de la haute noblesse, ils étaient proches du pouvoir royal, avaient acquis les titres de pairs de France (1216) et de ducs (1354) [2], comme le rappelle fort justement notre étiquette. L’évêque de Langres participait au sacre du roi de France à Reims avec une fonction protocolaire élevée.

Cependant, malgré ce haut rang, les évêques de Langres (comme la plupart des autres évêques d’ailleurs) ont de tout temps été confrontés à un contre-pouvoir local presque aussi puissant que le leur : le chapitre de « leur » cathédrale. A Langres, le chapitre de la cathédrale Saint Mammès [3].

Pilier gravé de la cathédrale Saint Mammès de Langres (© histoiresdetiquettes.com)

Les chanoines et leur chapitre

De nos jours, on a un peu oublié ce qu’étaient les chanoines, leurs fonctions, leur pouvoir, cette catégorie de religieux ayant été supprimée par la Révolution française [4]. Les chanoines étaient des membres du clergé (clercs) voués à la vie séculière le plus souvent, ce qui les différenciaient des moines [5]. Ils étaient rattachés à une cathédrale ou à une collégiale. Réunis en chapitre, ils avaient pour mission première d’assurer la liturgie, les prières et les chants lors de tous les offices. Au siège d’un évêché, ils avaient aussi la charge de toute l’intendance de la cathédrale et du diocèse : réparations des bâtiments, gestion des biens de l’évêché, conservation des manuscrits. Ils étaient également responsables des écoles (la totalité de l’enseignement était religieux) et des soins aux malades et indigents. A Langres, c’est le chapitre de la cathédrale St Mammès qui a créé le premier hôpital de la ville en 1201.

Les bâtiments et biens qui leur étaient dédiés, souvent leur propriété [6], étaient dits canoniaux par opposition aux bien épiscopaux de l’évêque. A cette époque, les chanoines de Langres étaient souvent (mais pas toujours) ordonnés prêtres et avaient quasiment toujours des sacrements majeurs (diacres, archidiacres). Et ils étaient le plus souvent (mais pas toujours) issus de la noblesse.

Le pouvoir du chapitre de Langres et de ses chanoines était immense. Comme le résume Hubert Flammarion [7]: « Durant le haut Moyen Âge, la situation (de Langres) est celle d’une polarité religieuse double, avec la cathédrale Saint-Mammès à Langres, et l’évêque en résidence à Dijon. (…) Le pouvoir sur la ville est partagé en deux, c’est une « co-seigneurie ecclésiastique ». Mais l’influence canoniale est prépondérante (…). Le chapitre domine la cathédrale et la ville. »

Le chapitre cathédral de St Mammès était, selon le même auteur, « une institution nombreuse, riche et puissante ». Au XIIIe siècle, il se composait de 48 chanoines (à peu près autant qu’à Paris), parmi lesquels 9 dignitaires : le Doyen, leur chef, élu par ses pairs, un chantre (normal, vu leur fonction première), un trésorier, 6 archidiacres en charge des paroisses des 6 territoires du diocèse, et les chanoines ordinaires. Le chapitre de Langres jouissait de privilèges particuliers, par exemple l’exemption de la juridiction épiscopale, temporelle et spirituelle, ainsi que celui d’élire l’évêque de Langres ! Ce privilège autoproclamé, jamais confirmé par le Pape, acquis par l’usage et l’accord tacite du Roi, a fonctionné pendant deux siècles (jusqu’en 1516) [6], hormis quelques exceptions.

Langres, évêché frontière

Par sa localisation géographique à la frontière entre le royaume de France, le duché de Bourgogne et l’empire germanique, Langres était à cette époque une ville stratégique, un évêché-frontière [7, 8].

En 1200, le roi de France est Philippe Auguste. A son accession au trône de France, le royaume de France n’est presque rien en comparaison des possessions de ses voisins-ennemis anglais ou germaniques. A la fin de son règne, la France que nous connaissons commence à se dessiner. Les deux cartes d’après Léon Mirot l’illustrent parfaitement (le domaine royal est en bleu, les domaines plutôt favorables à la couronne en vert foncé).

Sur les deux cartes, les possessions ecclésiastiques sont en jaune. On voit que l’une des plus étendue après le Comtat Venaissin, possession papale, est le fief du duc-évêque de Langres (flèche rouge à droite), juste avant ceux de l’archevêque de Reims et des évêques de Chalons, Laon, et Beauvais. Bien que proche du pouvoir royal, le fief de l’évêque de Langres était continuellement menacé d’être grignoté par ses voisins de l’« intérieur », les comtes de Champagne au nord, les ducs de Bar à l’ouest, qui étaient pourtant, comme les ducs de Bourgogne au sud, en partie ses vassaux. 

Les chanoines de Langres ont, eux aussi, toujours témoigné un soutien indéfectible au Roi de France. Cela s’est traduit en retour par « les bonnes grâces royales », selon Michel Legrand [1]« Il est remarquable que tous les rois de France depuis Philippe le Bel jusqu’à Louis XII aient exprimés par des « lettres gardiennes » la sauvegarde spéciale en laquelle ils entendent maintenir les chanoines de Langres ». Le chapitre de Langres a toujours bénéficié d’un fort soutien du pape, avec qui il avait des liens directs, court-circuitant souvent la hiérarchie ecclésiastique (évêque, archevêque de Lyon), surtout pendant les graves conflits qui ont l’ont opposé le chapitre à « son » évêque.

Les conflits entre évêque et chapitre de Langres

Comme le souligne Michel Legrand, le chapitre de Langres « n’échappe pas non plus à cette loi commune qui veut que les évêques soient en conflit perpétuel avec les chapitres de leurs cathédrales ; mais à Langres, cette animosité a pris des proportions singulières, notamment au xive siècle, sous l’épiscopat de Louis de Poitiers. » [1]

Troisième d’une série d’évêques imposés par le pape, Louis de Poitiers devient évêque de Langres en 1318, sans l’accord du chapitre. Son passage à Langres est décrit comme apocalyptique par l’abbé Mathieu : « Cet homme turbulent et emporté, plus propre à commander une troupe de brigands qu’à régir un diocèse, se porte à des violences inouïes envers son chapitre qui lui avait refusé les clefs de ses caves et de ses greniers. Outré de ce refus, il en fait rompre les portes, s’empare de force des vins, du froment et des provisions des chanoines, dont deux, Jean de Talant et Jean de La Chaume, expirent par suite des mauvais traitements qu’ils éprouvent. (…) Par un attentat inouï, cet homme furibond fait briser les portes de la Basilique, et dans l’excès d’une rage impie et sacrilège, il la pollue lui-même, puis il fait sonner les cloches et célébrer les redoutables mystères par des prêtres étrangers et indignes, qu’il avait fait venir à cette fin, sans qu’elle eût été auparavant réconciliée. Il jette dans les prisons tous les chanoines que ses sbires peuvent trouver, ordonne d’abattre les cloîtres, et de leurs débris fait reconstruire les murailles de la ville, à l’orient. (…) Les chanoines consternés se réfugient à Dijon et ont recours au roi, qui envoie des commissaires pour les réintégrer dans leur église et arrêter le mal. ».

Il faut les interventions conjointes d’autres chapitres cathédraux appelés au secours, du roi de France, d’un jugement du parlement de Paris pour que Louis de Poitiers soit condamné à réparation, et enfin du pape Jean XXII pour que le chapitre soit mis sous la juridiction directe du Saint Siège et que l’évêque de Langres soit transféré à Metz en 1325.

Ambiance … On remarquera que le vin est en partie à l’origine du conflit, le chapitre refusant de donner accès à ses caves et greniers à l’évêque et ses hommes. Deux chanoines en meurent, les autres emprisonnés. Il faut dire que, toujours selon Michel Le Grand, depuis « la fin du XIIe siècle – en 1179 exactement- a lieu à Langres un partage des biens entre l’évêque et le chapitre, qui équivaut à une séparation définitive des menses épiscopales et canoniales et à la création d’un domaine capitulaire particulier. Dès lors le chapitre va avoir une vie propre » [6]. Les prétentions de l’évêque à se servir dans les caves et greniers des chanoines étaient totalement illégales.

Vins, clos et domaines viticoles ecclésiastiques

Le vin est essentiel aux sacrements de l’église catholique. La culture de la vigne, la production de vins de qualité étaient consubstantielles de toutes les organisations religieuses et étaient inscrites dans la règle de St Benoit.  Chaque partie du pouvoir ecclésiastique possédait des vignes, la haute hiérarchie (du pape à l’évêque), les chapitres qui avaient le pouvoir financier et assuraient la logistique des diocèses, et les monastères. La Bourgogne était particulièrement riche en ordres monastiques (Cluny, Cîteaux) qui ont essaimé en Europe puis dans le monde entier avec leur savoir-faire viticole. Langres était un foyer cistercien (de Cîteaux).

En Bourgogne, les vignobles qui sont devenus ensuite les climats les plus célèbres ont été l’œuvre des moines ou des moniales [9, 10].  L’actuel clos de Vougeot, cité pour la première fois en 1212, a été patiemment constitué par l’abbaye de Cîteaux. Le clos de Tart, à Morey, est issu de la vente en 1141 d’un domaine viticole par les hospitaliers de Brochon à la jeune abbaye Notre-Dame de Tart, première maison féminine de l’ordre cistercien. Le clos Saint Vivant (actuel grand cru Romanée-Saint-Vivant) doit son nom au prieuré clunisien de Saint-Vivant de Vergy, fondé entre 894 et 918 qui avait des vignes à Vosne. Le clos de Bèze, à Gevrey Chambertin, doit son nom à l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Bèze, fondée en 630 à 30 km au Nord-Est de Dijon.

La première mention d’un clos à Gevrey appartenant à l’abbaye de Bèze figure dans un acte de 1219 par lequel les moines en grande difficulté financière cèdent leur clos aux chanoines de la cathédrale de Langres. Le Pr Jean-Pierre Garcia, de l’Université de Bourgogne, complète : « Par quelques autres achats de terres contigües, ils (les chanoines) parviennent à se rendre propriétaires d’un clos homogène d’environ 50 journaux qu’ils mettent en fermage à différentes associations de vignerons de Gevrey. » [10]. Ainsi, le chapitre de la cathédrale Saint Mammès de Langres a été propriétaire de l’actuel Chambertin Clos de Bèze de 1219 jusqu’à sa vente à un particulier en 1626, que le chapitre a bien regretté par la suite.

Au moyen âge, à coté de ses célèbres monastères et abbayes, la Bourgogne comptait 3 diocèses : Autun, cité romaine majeure et autre évêché bourguignon très ancien et puissant [5], Langres et plus tard Chalon sur Saône. Chaque évêque et chapitre cathédral possédait des vignes dans les meilleurs climats bourguignons voisins. Leurs zones d’influence étaient héritées de celles des anciennes tribus gauloises. Citons Jacques Bazin, historien local [11] :

« Le pouvoir, la richesse se trouve à Autun et à Langres, métropoles des Eduens et des Lingons. Jusqu’à la Révolution, les diocèses, les circonscriptions administratives et politiques, les zones d’influence économiques maintiennent les vieilles frontières celtes, situées entre Eduens et Lingons, entre Nuits et Gevrey. ».

Ou encore Henri Magnien [11]

« Il faut préciser que la paroisse de Gevrey se trouvait la dernière en place du diocèse de Langres en tirant vers la Sud, au pied de la Côte surplombant les vignobles puis la plaine en direction de l’Est vers la Saône. Le village de Morey St-Denis situé à 4 km au Sud dépendait du diocèse d’Autun, jusqu’en 1731, date de création du diocèse de Dijon. Cette démarcation reprenait exactement les limites des anciennes tribus gauloises Eduens et Lingons. »   

La répartition des vignes était donc schématiquement : pour Autun, la côte de Beaune et le sud de l’actuelle côte de Nuits ; pour Langres, le nord de l’actuelle côte de Nuits en remontant jusqu’à Dijon, alors plus grand domaine viticole de Bourgogne ; pour Chalon, la côte Chalonnaise et une partie du Mâconais.

Mais il y avait bien entendu des exceptions. Par exemple, le Chapitre d’Autun possédait des vignes à Chenôve, tout près de Dijon [5]. Inversement, le domaine de Blagny, contigu à Meursault au cœur de la Côte de Beaune, était la propriété du chapitre cathédral de Langres, qui en a fait don à l’abbaye cistercienne de Maizières en 1184. Le site du domaine actuel nous précise que « La grange alors installée par l’abbaye deviendra au cours du XIIIe siècle une de ses plus importantes ressources en vin. » [12].  Gevrey (qui deviendra Gevrey-Chambertin en 1847) a été du XIIIe siècle jusqu’à la Révolution sous la double autorité des abbés de Cluny (abbaye bien plus éloignée que celle de Cîteaux), seigneurs du territoire de Gevrey, et de Langres (évêque et chapitre), la paroisse de Gevrey relevant du diocèse de Langres [11].

Le Clos des Langres (qui aurait pu s’appeler clos du chapitre de Langres), actuel monopole du Domaine d’Ardhuy, a été planté par les moines de Cluny mais tient son nom « de l’inscription de la propriété au chapitre de la Cathédrale de la ville de Langres à partir du Xe siècle » [13]. Cet excellent vin d’AOC/AOP Côtes de Nuits villages est situé à Corgolin, bien au sud de la frontière entre les diocèses de Langres et Autun, sur la zone d’influence d’un autre chapitre, celui de la collégiale de Saint Denis de Vergy. A côté des chapitres cathédraux, il y avait localement deux chapitres collégiaux importants, par exemple ceux de la collégiale de Beaune et de la collégiale Saint Denis de Vergy au diocèse d’Autun (voir carte ). Ces deux cartes issues des travaux de Jean-Pierre Garcia, Guillaume Grillon et Thomas Labbé [14], de l’université de Bourgogne, illustrent la complexité et l’intrication des possessions de clos et celliers ecclésiastiques en Bourgogne au Moyen Âge.

Source : JP Garcia, G Grillon, T Labbé. Terroirs, climats … ou le vin et le lieu en Bourgogne. Terroirs et climats [14]. Reproduit avec l’aimable autorisation de Jean-Pierre Garcia.

On connait assez bien les propriétés du chapitre cathédral d’Autun au Moyen Âge, car elles ont fait l’objet d’un recensement détaillé établi en 1219 par le doyen du chapitre, Clérembaud de Châteauneuf. Dans son histoire des chanoines du chapitre cathédral d’Autun du XIe à la fin du XIVe siècle [5], l’historien Jacques Madignier nous transmet de précieuses informations issues de ce recensement.

En ce qui concerne les vignes du chapitre, « On distinguait quatre grands foyers : le premier était centré sur Chenôve, au sud de Dijon ; le second était localisé au nord de Beaune, à Aloxe, Echevonne ; le troisième s’étalait au sud de Beaune, à Volnay, Monthélie, Meursault, Meloisey ; le dernier occupait les abords de la basse valée de la Dheune, à Perreuil, Sampigny, Dezize-lès-Maranges et au-delà à Saint-Aubin et Baubigny. » (carte ci-contre et [15]) . La surface estimée des vignes directement contrôlées par le chapitre était de « 700 ouvrées, soit une trentaine d’hectares », et la production annuelle de « sept cent cinquante à huit cents muids de vin, soit plus de 1800 hectolitres » (un muid de vin équivalait à 228 litres) [5]

Source : Pr Jacques Madignier. Les chanoines du chapitre cathédral d’Autun du XIe siècle à la fin du XIVe siècle. Editions Dominique Gueniot / Liralest. (reproduit avec autorisation)

Les clos du Chapitre actuels

Résumons : les chapitres et leurs chanoines étaient riches, localement puissants, ils avaient la haute main sur toutes les aspects matériels du diocèse, bâtiments, propriétés foncières, enseignement, soins hospitaliers, et avaient des liens étroits, en particulier financiers, avec les paroisses et les monastères du diocèse. A ce titre, ils exerçaient un contre-pouvoir à celui de l’évêque, avec qui les rapports étaient souvent tendus voire conflictuels. De plus, les biens de l’évêque et du chapitre étaient indépendants depuis le XIIe siècle.

Pour en revenir à notre étiquette de Gevrey-Chambertin, il parait difficile dans ce contexte d’imaginer qu’une vigne dénommée Clos du Chapitre eût été la propriété de l’évêque et non du chapitre lui-même. A moins qu’à une période antérieure à 1179, l’évêque ait donné des terres au Chapitre de sa cathédrale, ou encore que les biens ecclésiastiques aient été répartis entre le chapitre et l’évêque dans le cadre de la co-seigneurie, comme cela a été bien documenté dans le cas de Saint Malo [16]. Ventes, dons ou transferts divers (en particulier depuis la réforme grégorienne) de propriétés agricoles et donc de vignes entre seigneurs, évêques, chapitres, monastères, prieurés ont été continus durant plusieurs siècles.

Carte postale ancienne de l’église et du clos du chapitre de Gevrey-Chambertin

Le Clos du Chapitre de Gevrey-Chambertin est aujourd’hui classé en 1er cru. Etonnamment, ce clos n’est pas cité parmi les climats de Gevrey par le Dr Jules Lavalle dans son Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte d’Or (1855) [17].

Il subsiste quelques autres Clos du Chapitre en Bourgogne et en Beaujolais, témoins d’anciennes possessions viticoles de chapitres cathédraux, collégiaux ou abbatiaux.

S’il ne cite pas celui de Gevrey, Jules Lavalle cite deux vignes à Chenôve-les-Dijon, Le Chapitre et le bas chapitre, visibles sur cette carte de 1891. Comme on l’a vu, ils ont été la propriété du chapitre de la cathédrale Saint Lazare d’Autun pendant plus de mille ans, entre 653 (donation de l’évêque d’Autun au chapitre) et 1789 (saisie comme bien national).

Carte de Chenôve de 1861, Le clos « Le chapitre » et les anciens bâtiments du chapitre sont bien identifiés, pas loin du Montrecul (merveilleux Bourguignons qui font voisiner un clos millénaire d’austères chanoines et une parcelle au nom rabelaisien, dont la pente ouvrait quelques perspectives intéressantes, mais ancienne propriété des ducs de Bourgogne quand même ! Voir aussi notre article sur la pucelle et la putain)

Une petite parcelle de 8 hectares a survécu à l’urbanisation de cette commune, dont le passé viticole a été important avant le XIXe siècle [18] et qui est maintenant « conurbée » avec Dijon. Le clos millénaire jouxte les HLM des années 1960.

Vendanges au clos du Chapitre de Chenôve, octobre 1978

Les vins sont commercialisés sous le nom de Bourgogne clos du chapitre ou Bourgogne Le chapitre, cette parcelle de Chenôve étant la seule, avec le célèbre Montrecul voisin, a pouvoir indiquer son nom à côté de l’appellation Bourgogne. Depuis 2019, les vins de Chenôve peuvent aussi être aussi vendus sous l’appellation Marsannay, on trouve donc du Marsannay Clos du Chapitre (ex. domaine Sylvain Pataille) issu de la même parcelle.

Le Clos du Chapitre d’Aloxe Corton, actuel 1er cru, a été une autre propriété viticole majeure du chapitre cathédral d’Autun, comme le rappelle sans ambiguïté cette étiquette de la maison Louis Latour. La date de 1550 reste énigmatique, les documents anciens attestent la donation au chapitre d’Autun d’un domaine viticole situé à Aloxe avant l’an 858 [5, 19].  

Pas d’ambiguïté non plus pour le Clos du Chapitre de Fixin, également 1er cru.  Si la Perrière était cistercienne, le Chapitre et les Arvelets appartenaient au chapitre de Langres [20, 21].

Pas de chanoines en revanche pour ce Clos du Chapitre de l’appellation Viré-Clessé dans le Mâconnais, dont l’étiquette nous apprend qu’il était propriété des moines de Cluny.  A côté de Cîteaux, dont les vignobles s’étendaient plutôt dans l’actuelle cote de Nuits, Cluny était l’autre pôle monastique majeur du Xe au XIIIe siècle. Son vignoble s’étendait du beaujolais à la côte de Beaune (mais comme on l’a déjà vu, à la suite de donations, l’abbé de Cluny était devenu seigneur de Gevrey [11, 22], rien n’est simple en Bourgogne…). Ce Clos du Chapitre n’appartenait pas à un collectif de chanoines cathédraux comme les précédents, mais à un monastère. Ceux-ci avaient aussi leurs chapitres, qui désignaient dans ce cas les « assemblées générales » que les moines organisaient périodiquement au sein de leur communauté. Ainsi, le chapitre général de Cîteaux réunissait annuellement plusieurs centaines d’abbés venant de toute l’Europe (l’ordre comptait environ 600 abbayes au début du XIIIème siècle), ce qui n’était pas sans créer des difficultés logistiques d’acheminement et d’hébergement, ainsi que financières [23]. Les moines réservaient peut-être leur meilleure production ou parcelles pour célébrer ces importants chapitres ?

On trouve d’autres Clos du Chapitre pour les appellations Mercurey et Rully en côte chalonnaise et Saint Amour en Beaujolais (ancienne propriété du chapitre de la cathédrale Saint Vincent de Mâcon) .

Une mention spéciale pour Mercurey qui perpétue le souvenir de la dualité évêque/chapitre cathédral en accueillant à la fois un Clos l’Evêque, ancienne propriété de l’évêque de Chalon (au XVIe siècle) et un Clos du Chapitre, probablement une ancienne propriété des chanoines de la cathédrale Saint Vincent de Chalon sur Saône.

Notes, liens et références :

  1. Michel Le Grand. Le chapitre cathédral de Langres de la fin du XIIe siècle au concordat de 1516. Revue d’histoire de l’Église de France, année 1930, 73 pp. 502-532 https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1930_num_16_73_2558
  2. Parcours Langres et son pays. https://langres.fr/wp-content/uploads/2023/06/PARCOURS-LANGRES-BD.pdf
  3. Mammès était un martyr grec dont les reliques ont été déposées dans la cathédrale de Langres au VIIIe siècle
  4. De nos jours, le titre de chanoine est honorifique, conféré par l’évêque à titre de retraite ou de récompense à des prêtres au parcours particulièrement méritant. Un des plus connus est le chanoine Felix Kir (1876-1968), prêtre bourguignon, ancien résistant, homme politique, ancien député et maire de Dijon, qui a popularisé le blanc-cassis qui porte son nom. Un autre titre de chanoine laïc, moins connu bien que traditionnel, est dévolu au président de la République française, « premier et unique chanoine d’honneur » de la Basilique de Saint Jean de Latran, dans la continuité des rois de France depuis Henri IV.
  5. Jacques Madignier. Les chanoines du chapitre cathédral d’Autun du XIe siècle à la fin du XIVe siècle. Éditions Dominique Guéniot, Langres, 2011. Et https://journals.openedition.org/cem/1500 (résumé).
  6. Michel Le Grand. Le chapitre cathédral de Langres. Son organisation et son fonctionnement, de la fin du XIIe siècle au concordat de 1516. Revue d’histoire de l’Église de France. Année 1929, 69, pp. 431-488. https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1929_num_15_69_2522
  7. Hubert Flammarion. Les chanoines, l’évêque, la ville : l’exemple de langres du XIe au XIIIe siècle.https://crulh.univ-lorraine.fr/sites/default/files/users/user921/Flammarion.pdf
  8. Aux origines d’une seigneurie ecclésiastique. Langres et ses évêques VIIIe-XIe siècles ». Société historique et archéologique de Langres. Actes du colloque Langres-Ellwangen, Langres, 28 juin 1985.
  9. Jean-Pierre Garcia. Climats des vignobles de bourgogne comme patrimoine mondial de l’humanité. Édition Presses Universitaires de Dijon, Dijon 2011.
  10. Guillaume Grillon, Jean-Pierre Garcia, avec contribution de Charlotte L’Hermitte. La construction historique du site des Climats. Les parcours thématiques des climats, Parcours historique Nord Sud. Site des vins de Bourgogne. https://www.vins-bourgogne.fr/visites-en-bourgogne/les-incontournables/les-parcours-thematiques-des-climats/gallery_files/site/2962/2963/41223.pdf
  11. Gilles Martin. Histoire de Gevrey en ‘parcelles’ Site Monocépages. https://monocepage.com/histoire-de-gevrey-en-parcelles/ . Les citations de Jacques Bazin, Histoire de Gevrey-Chambertin (1961) et d’Henri Magnien (1926-2016) en sont extraites.
  12. Site du Domaine Chapelle de Blagny, Hameau de Blagny, 21190 Puligny-Montrachet. https://www.chapelledeblagny.vin/fr/notre-domaine.html
  13. Site du domaine d’Ardhuy, 21700 Corgoloin. Clos des Langres monopole. https://www.ardhuy.com/vins/le-clos-des-langres-monopole-rouge
  14. Jean-Pierre Garcia, Guillaume Grillon, Thomas Labbé. Terroirs, climats … ou le vin et le lieu en Bourgogne. Terroirs et climats, pp.42-48, 2017, halshs-01574896. Association Pontus de Tyard et HAL-SHS (Archive Ouverte du CNRS des sciences humaines et sociales). https://shs.hal.science/halshs-01574896v1
  15. Jacques Madignier, Sampigny-lès-Maranges, Histoire millénaire d’un village viticole bourguignon,édition Société d’Histoire et d’Archéologie de Chalon-sur-Saône, 2026
  16. Henri G. Gaignard. Connaître Saint Malo. Editions Fernand Lanore, Paris 1973. Citation : « Les revenus seigneuriaux étaient répartis entre le chapitre et l’évêque, ainsi qu’en avait décidé Jean de Châtillon lorsqu’en 1152 il avait institué la Co-seigneurie ou Seigneurie commune, en même temps que l’Insigne Chapitre. »
  17. Jules Lavalle, Joseph Garnier, Emile Delarue. Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte d’Or. Dusacq, Paris, 1855.
  18. Henri Marc. Histoire de Chenôve près Dijon. Darantière, Dijon, 1893. Réédition Laffitte reprints, Marseille, 1980. Chenôve abrite toujours les pressoirs des ducs de Bourgogne, deux anciens pressoirs construits en 1236, les plus grands et les plus anciens « treulx » de la région avec ceux du Clos Vougeot. https://chenove.fr/les-pressoirs-des-ducs-de-bourgogne
  19. « Le premier acte signalant la présence des chanoines autunois à Aloxe date de 858, dans une donation de l’évêque Jonas au profit de l’Église d’Autun, plus précisément au profit des chanoines et clercs de la cathédrale Saint-Nazaire. L’acte de donation concernait le legs des biens et droits de la villa de Sampigny, ainsi que des biens à Marcheseuil aux marges de l’Auxois. Le même acte confirmait la donation effectuée antérieurement à Aloxe. (Voir A. de Charmasse, Cartulaire de l’Eglise d’Autun, vol. 1, pp. 32-34.). Le second document date de 1289. Il est extrait de la vaste enquête entreprise par le doyen du chapitre cathédral Clérembaud de Châteauneuf concernant tous les biens et redevances que le chapitre possédait à cette date (AD21, G 748). Plusieurs feuillets sont consacrés au domaine capitulaire d’Aloxe » (Communication personnelle du Pr Jacques Madignier)
  20. Site de l’INAO. https://www.inao.gouv.fr/node/33921/printable/print
  21. Site du domaine Pierre Gelin, 21220 Fixin. https://www.domaine-pierregelin.fr/vin-fixin-gevrey-chambertin/vin-fixin-terroir.html
  22. Site de la ville de Gevrey-Chambertin. Histoire du château de Gevrey. https://ville-gevrey-chambertin.fr/un-peu-dhistoire/#:~:text=Le%20Ch%C3%A2teau%20de%20Gevrey%2DChambertin&text=En%201257%2C%20l’abb%C3%A9%20de,se%20poursuivra%20jusqu’en%201275.
  23. François Poillotte. Garnier II de Rochefort, évêque de Langres : Société archéologique et historique du Châtillonnais – Archéologie et histoire à Chatillon sur Seine. http://sahc21.org/garnier-ii-de-rochefort-eveque-de-langres/

© Texte posté le 23/11/2025

Pour Yves et Isabelle Naizot, très affectueusement

Remerciements au Pr Jean-Pierre Garcia et au Pr Jacques Madignier, de l’université de Bourgogne, pour les informations complémentaires et l’accord pour reproduction de leurs cartes.

Les étiquettes de vin illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur ou de copies d’écran des sites internet consultés. Article écrit sans le recours une application d’intelligence artificielle générative.

L’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.

Œil de perdrix, un vrai blanc de rouge !

Cette belle étiquette de Champagne « œil de perdrix » de la maison Lecureux et Lefournier, à Avize, date probablement de la seconde moitié du XIXe siècle. Selon le colonel F. Bonal et son encyclopédique « histoire du Champagne » [1], cette maison de négoce champenoise a été créée en 1834.

Œil de Perdrix, une couleur, un vin…

Que signifie « œil de perdrix » ? Absent des 7 premières éditions du dictionnaire de l’académie française (1694 à 1878), ce nom apparait dans la 8ème édition de 1935 pour ne désigner que la variété interdigitale de cor au pied (une tuméfaction rouge au centre noir, évoquant l’œil de la perdrix) !

Dans la 9ème et actuelle édition, « œil de perdrix » peut désigner une variété de figue depuis le XVIIe siècle (Olivier de Serres), un motif de tissage losangique, un point de broderie, l’aspect noueux du bois en menuiserie, ou un motif de céramique… Mais rien en rapport avec un vin ou sa couleur…. Tout au plus, œil de perdrix désigne de façon générale un « Motif de petite taille, évoquant l’œil de la perdrix par la forme, la taille ou la disposition des couleurs »

Les couleurs, on approche… Car pour le vin, œil de perdrix désigne tout d’abord une couleur. Un couleur indéfinissable autrement, tant foisonnent les qualificatifs utilisés par les vignerons pour décrire leurs vins ou cuvées œil de perdrix : « rouge clair transparent », « clairet entre rouge et rosé », « rosé », « rosé pâle », « jaune-orangé pale », « rose saumoné » », saumon soutenu tirant vers le rouge-orangé », « rosé-gris », « ambré », « pelure d’oignon » …

C’est le site « dico du vin » [2] qui en donne la définition actuelle la plus attrayante : « Œil-de-perdrix est cette nuance mythique pour désigner un rosé pas tout à fait rosé, plutôt un gris rosé ou blanc taché à reflets rosés ou encore rosé pelure d’oignon. Les gris se qualifient d’œil de perdrix : voir les rosés d’Auvergne, de Lorraine, de Moselle, de Champagne, de Touraine (Noble-Joué), de l’Orléanais, du vendômois (pour ces derniers, issus du pineau d’Aunis, on parle d’œil de gardon), etc. etc. (…) »

Ainsi, dans la plupart des cas, œil de perdrix qualifie la teinte d’un vin très clair, entre blanc et rosé, obtenu à partir d’un cépage rouge à pulpe blanche, comme le pinot noir, par une macération très courte des peaux ou même par pressurage direct (pinot noir pressé en blanc).

Ce serait à l’origine la couleur que prend le blanc de l’œil de la perdrix (et non son iris) quand elle agonise… Si on n’a jamais vu de perdrix vivante ni fraichement tuée, c’est mon cas, il faut faire confiance aux chasseurs qui ont dû proposer cette délicate analogie

L’Œil de Perdrix de Suisse et de Neuchâtel

Pour les Neuchâtellois, l’Œil-de-perdrix (avec majuscules) n’est pas une couleur, c’est un vin.  LE vin emblématique de Neuchâtel et sa région. Il s’agit d’un rosé issu exclusivement de pinot noir peu cuvé.

L’ancienneté et la qualité des vins rouges de la région de Neuchâtel sont attestées par une lettre adressée par l’homme de lettre (et comte) François d’Escherny (1733-1815) à son ami Jean-Jacques Rousseau : « Les vins de Cortaillod, dans les bonnes années sont aussi bons que les meilleurs vins de Bourgogne ». Patrice Allanfranchini, historien et conservateur du Musée de la Vigne et du Vin du Château de Boudry situé près de Neuchâtel, explique : « Au 18e siècle, cette assertion était tout à fait plausible. Il faut comprendre que pendant des siècles, la vinification en rouge faisait peur, car les cuvaisons trop longues pouvaient engendrer des problèmes de piqure acétique. Les rouges profonds ont commencé à apparaître à la fin du 18e, lorsque les vignerons ont commencé à maîtriser le chapeau flottant. Avant pour avoir du rouge, on rajoutait des raisins teinturiers dans le moût » [3].

La tradition de la production de vins « œil de perdrix » issu de pinot noir semble avoir perduré à Neuchâtel plus qu’ailleurs. Le musée du Château de Boudry [4] possède la plus ancienne étiquette connue d’œil de perdrix de Neuchâtel, portant le millésime 1861.

Etiquette d’Œil de Perdrix de Neuchâtel 1861 de Louis Bovet, propriétaire-encaveur à Areuse (collection du Musée du Château de Boudry, reproduite avec l’aimable autorisation de M Patrice Allanfranchini, conservateur)
Deux étiquettes d’Oeil de Perdrix des cantons du Valais et de Genève

Faute de protection initiale de l’appellation, le terme Œil de perdrix a ensuite pu désigner tout vin suisse issu du même procédé de fabrication, essentiellement pour des AOC des cantons de Genève et du Valais. Selon la réglementation suisse, l’Œil de Perdrix est maintenant un « rosé de Pinot noir suisse peu cuvé »..

La notice francophone de Wikipédia consacrée à l’œil de perdrix de Neuchâtel (consultée en décembre 2023 [5]), s’avance un peu lorsqu’elle dit que « La découverte de cette vinification particulière remonte probablement au milieu du XIXe siècle ». On va voir pourquoi.

Œil de perdrix et vins « clerets » aux XVe et XVIe siècles

Le moyen âge a été une période de grande appétence pour le vin, dans toutes le couches de la société. En plus de leur provenance, et les vins doux et cuits mis à part, on catégorisait les « bons vins » par leur âge et leur couleur. Il avait les vins jeunes, à boire avant le printemps suivant, équivalents de nos primeurs actuels, et les vins vieux, de qualité moindre, qui permettaient de tenir jusqu’à la vendange suivante. Il était interdit de mêler le vin nouveau avec du vin vieux, afin de ne pas le gâter. Les vins de garde n’étaient prisés qu’en Bourgogne et dans la vallée du Rhône.

Pour l’aspect, la couleur, on opposait souvent le vin subtil, aqueux, blanc ou clair, et le vin terrestre et épais. A propos des vins de Guyenne, Charles Estienne, médecin puis imprimeur, écrit en 1564 : « ceux qui sont rouges, ou noir sombre, ou vermeils, nourrissent assez abondamment ; mais parce qu’ils provoquent des obstructions et augmentent les humeurs mélancoliques, ils ne doivent pas être consommés, sauf si on mène une vie de travail et de labeur. Ceux qui sont d’une consistance ténue et subtile, c’est-à-dire blancs, clairets ou fauvelets, sont prisés et très demandés à la table des grands seigneurs, d’autant qu’ils ont un goût fort agréable, qu’ils se digèrent facilement et sont rapidement assimilés »  [6].

Les différences entre vins clairs, clairet ou « cleret » et « œil de perdrix » ne sont pas évidentes à cette période. Le collectif d’historiens auteurs du « voyage aux pays du vin » [7] l’aborde ainsi : « En matière de couleur, c’est la limpidité, la clarté, voire la transparence, qui sont exigés pour le blanc. Le terme de « clarté » est aussi appliqué au Clairet, mais c’est pour mieux le différencier du rouge. On l’apprécie pour unir le blanc et le rouge, sans en avoir les défauts. Pour autant, sa couleur était sans doute plus accusée que celle de nos rosés actuels et pouvait même atteindre un rouge soutenu, la distinction d’avec les vins vermeils reposant sur des questions de saveur ou de parfum. »

L’ambiguïté pour désigner la couleur un vin « œil de perdrix » se retrouve dans l’ouvrage d’Olivier de Serres  « Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs » publié en 1600. La couleur « œil de perdrix » est citée comme l’une des « deux couleurs les plus remarquables des vins clerets » mais se voit attribuer une nuance « rubi-oriétal », qui l’oppose à la teinte « hyacinte tendante à l’orenge » des autres clerets (voir l’extrait ci-dessous, début du 2ème chapitre). Pas simple de s’y retrouver …

Le Théâtre d’agriculture… d’Oliver de Serres (1600). Extrait

Le même ouvrage détaille les durées de cuvaisons nécessaires à l’obtention des vin clerets, ou de couleur plus soutenue : « Il y a des vins clerets et quelquefois des plus exquis, qui en moins de vingt-quatre heures de sejour dans la cuve atteignent le poinct qu’on desire : pour parvenir laquelle couleur, d’autres y employent huict ou dix jours. Même s’en trouve de si tardifs, que jamais ne peuvent venir rouges ni couverts, quoy qu’on les tienne un mois dans la cuve. Mais pour ne se décevoir, il est nécessaire de tirer souvent du vin de la cuve par la guille ou espine, pour en tâtant d’heure à autre prendre avis du terme de le viner. » Malheureusement, la durée de cuvaison des vins œil de perdrix n’est pas écrite. Elle devait dépendre du cépage.

Œil de perdrix en Bourgogne

Longtemps limitée aux vins d’Auxerre (et de Chablis) majoritairement blancs, l’appellation « vin de Bourgogne » n’a été étendue au « païs de Beaunois » qu’en 1416 par une ordonnance de Charles VI. Il est connu que certains vins rouges de la côte de Beaune, à Comblanchien, Volnay, Pommard, ont été produit en « œil de perdrix » dès le début du XVIIIe siècle, peut-être même avant. Mais à cette période, cette production répondait à un mode de vinification très différent, avec mélange de cépages pinot noir et blanc.

Dans son « Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte d’Or » [8], Le Dr MJ Lavalle s’interroge en 1855 sur l’évolution de la vinification des vins rouges de la côte de Nuits : « (…) si la vinification n’a pas varié dans ses points fondamentaux, il n’en a pas été de même dans les détails. Suivant le goût de chacun et surtout le goût du siècle, la fabrication a varié. On se ferait une bien fausse idée si on croyait qu’on a toujours recherché dans nos vins de Bourgogne des qualités absolument identiques à celles que nous apprécions maintenant. Aujourd’hui, on arrache partout le pinot blanc et le pinot gris, et on ne conserve dans presque tous les premiers crus que le franc pinot. On obtient ainsi des vins plus colorés et plus fermes ; mais n’est-ce pas aux dépens de la finesse et du bouquet, et peut-être de la conservation ? »

A l’appui, Lavalle cite un auteur bourguignon méconnu, Pigerolle de Montjeu, qui fait remonter l’œil de perdrix bourguignon au début du XVIIIe siècle : « Il y a un siècle et demi à peine, les vins de Pommard et de Volnay ne devaient avoir qu’une teinte très-légère, qu’on nommait : œil de perdrix. A cet effet, il y avait dans toutes les vignes une partie plantée en pinots blancs, et on mettait alternativement sur la met du pressoir un lit de paille et un lit de raisin, dans la crainte que le vin ne fût encore trop rouge. »

Œil de perdrix en Champagne

Quelques étiquettes nous prouvent que la tradition des cuvées œil de perdrix est au moins aussi ancienne en Champagne qu’à Neuchâtel, et qu’elle persiste également de nos jours, bien que confidentielle. L’ancienneté, antérieure à 1850, est attestée par cette étiquette d’œil de perdrix 1834 de la maison Renaudin Bollinger à Aÿ (actuelle maison de Champagne Bollinger).

La plus ancienne étiquette d’œil de perdrix ?

Actuellement, selon les vignerons, les cuvées « œil de perdrix » de Champagne peuvent être produites par pressurage direct de pinot noir (les rosés de presse), par macération courte comme l’œil de perdrix de Neuchâtel (ce sont les rosés dits de saignée), mais aussi par mélange de cépages, pratique autorisée uniquement en Champagne pour l’élaboration de vins rosés d’appellation d’origine contrôlée ou protégée.

Les premiers sont les Champagne « blancs de noir ». Sans être nommées « œil de perdrix », certaines cuvées de Champagne blanc de noir notent une teinte ambrée, par simple coloration du moût lors du pressurage. Ceci peut être renforcé lorsque les pinots noir sont surmaturés. C’est le cas des cuvées Œil de Perdrix des maisons de Champagne Jean Vesselle à Bouzy ou Devaux, à Bar sur Seine, dans l’Aube, comme l’explique la contre-étiquette.

Deux producteurs (Doyard à Vertus et Joel Michel à Brasles dans l’Aisne) décrivent un peu différemment le même principe, dans leur notice commune : « Cette cuvée tire ses origines et son nom des temps anciens. L’impossibilité de décolorer artificiellement les jus des raisins noirs engendrait l’élaboration d’un Champagne à la robe entachée d’un « Œil ». Celui-ci désignait un Champagne légèrement teinté de rose, tel un Œil de Perdrix ». Il s’agit dans tous les cas de rosés de pressée.

Plus rarement, le Champagne œil de perdrix provient d’un mélange de cépages. C’est le cas de la cuvée œil de perdrix de la maison Dehours, à Cerseuil dans la vallée de la Marne, qui est « élaborée en assemblant Pinot Meunier (83%) et Chardonnay (17%). Un mariage qui donne une belle couleur Œil de Perdrix. »

On remarque que la maison Joel Michel utilise pour sa cuvée œil de perdrix une reproduction à l’identique de l’ancienne étiquette de Lecureux et Lefournier.

Une réussite !

L’œil de perdrix de Lecureux et Lefournier, un vrai « blanc de rouge » !

Revenons à notre étiquette initiale. C’est donc en 1834 qu’Augustin Jean-Baptiste Lecureux, né en 1812 au Luxembourg, a créé à 22 ans sa maison de négoce Lecureux et Cie à Avize [1]. Il s’est ensuite orienté vers l’action publique et la politique, a été nommé commissaire du gouvernement, puis préfet de la Marne lors de la deuxième République. Son mandat a été court, du 1er mars au 30 novembre 1848. Candidat aux élections législatives de 1849 dans la Marne à la tête d’une liste républicaine et socialiste, il ne fut pas élu. Rejoignant les nombreux exilés français ou européens de cette période post révolutionnaire, obscurs ou célèbres comme Louis Blanc, A. Ledru Rollin, Eugène Sue, Victor Hugo, Victor Schoelcher, Karl Marx…, Lecureux fut proscrit le 2 décembre 1849 et se réfugia en Belgique, où il est mort en 1855 à 42 ans.

Ernest Lefournier était son gendre. Resté proche des milieux révolutionnaires, « il demeurait à Avize et plaçait du vin de Champagne en faisant de la propagande républicaine et socialiste » selon le site Maitron [9]. La maison Lecureux et Lefournier existait encore sous ce nom jusqu’aux années 1870, on la trouve citée dans le Catalogue général de l’exposition Universelle de 1867 à Paris. La maison Lefournier Jeune lui a succédé dans les années 1890.

Par sa méthode de vinification et l’orientation politique de ses créateurs, on peut donc conclure que le joli Champagne rosé très clair, dont notre étiquette garde la trace, méritait doublement son origine de « blanc de rouge » !

Une autre magnifique étiquette du XIXe siècle de Champagne Œil de Perdrix de la maison Bouché Fils et C° à Mareuil sur Aÿ (Collection du Musée du Château de Boudry, transmise par M Patrice Allanfranchini, conservateur du musée, et reproduite avec son aimable autorisation )

Liens et références :

1. Colonel François Bonal. Histoire du Champagne. Site de l’Union des Maisons de Champagne (https://maisons-champagne.com/fr/encyclopedies/histoire-du-champagne/premiere-partie-histoire-du-champagne/chapitre-4-le-xixe-siecle/article/les-negociants)

2. François Collombet. Oeil de perdrix (vin rosé ou gris). Dico du vin. https://dico-du-vin.com/oeil-de-perdrix-vin-rose-ou-gris/

3. Œil-de-Perdrix: l’ambassadeur de Neuchâtel . Article paru dans le dossier Oeil-de-Perdrix du hors-série Neuchâtel 2017 , consultable en ligne sur le site Romand du vin. (http://www.romanduvin.ch/oeil-de-perdrix-lambassadeur-de-neuchatel/)

4. Musée de la vigne et du vin, Château de Boudry, ambassade du vignoble neuchâtellois. https://chateaudeboudry.ch/le-musee/publications-et-graphiques/publications/

5. Site Wikipedia en Français « Oeil de perdrix, vin suisse » (https://fr.wikipedia.org/wiki/%C5%92il-de-perdrix)

6. Charles Estienne et Jean Liebault. Agriculture et maison rustique (1594). Cité dans [7]

7. Collectif, sous la direction de Françoise Argod- Dutard, Pascal Charvet et Sandrine Lavaud. Voyage au pays du vin. Histoire, anthologie, dictionnaire. Laffont, coll. Bouquins, Paris 2007.

8. Docteur MJ Lavalle. Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte d’Or. 1885. Réédition par les Edition ECHE, 1982. Disponible aussi sur le site https://ia904709.us.archive.org/17/items/histoireetstat00unse/histoireetstat00unse.pdf

9. Le Maitron. Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier, mouvement social. Notice Lefournier Ernest, dit Lefournier fils. https://maitron.fr/spip.php?article33688

© Texte posté le 01/01/2024, mis à jour le 08/01/2024

Les étiquettes illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur, du musée du Château de Boudry (Neuchâtel) ou des sites internet consultés.

Vin de bienfaisance …

Contrairement à ce que pourrait faire penser cette étiquette de vin de Beaune de la première moitié du XXème siècle, Allerey (Allerey-sur-Saône depuis 1974), commune de Côte d’Or située à moins de 20 km de Beaune, n’a pas de vigne sur son territoire.

L’histoire d’Allerey est cependant étroitement liée au commerce du vin de Beaune. Au hameau de Chauvort, qu’elle englobe, était situé un port fluvial important qui a constitué jusqu’au XVIIIème siècle le port du pays beaunois et de ses vins. 

Cette activité a fait la fortune de familles de négociants et transporteurs fluviaux, parmi lesquelles les familles Lebault et Leblanc. A son décès en 1868, Pierre Frédéric Leblanc, notable local, a légué tous ses biens  au « bureau des pauvres » de la commune d’Allerey, les destinant au « secours pour l’Indigent, et l’Ecole pour l’Enfant » . Parmi les biens légués, 68 hectares de terres à Allerey et un domaine viticole d’environ 5 hectares en 1er cru à Beaune et Savigny les Beaune ! [1]

Les bureaux de bienfaisance

Le terme utilisé par le donateur « bureau des pauvres » est le témoin d’une période de transition entre les organisations, religieuses puis laïques, d’aide aux pauvres qui se sont succédées dans de nombreuses communes ou paroisses de France. Faisant suite aux bureaux de charité institués dès le XVIe siècle puis développés par Turgot et Necker au XVIIIe siècle, les bureaux de bienfaisance ont été créés sous le directoire par la  loi du 7 frimaire an V (27 novembre 1796), avec pour mission de secourir les indigents et nécessiteux qui ne pouvaient ni bénéficier d’une loi d’assistance obligatoire ni être admis dans les hospices.

Comme l’explique l’historien Jean-Claude Thierry [2]: « De façon générale, jusqu’à la révolution, l’Eglise catholique prenait en charge l’action en faveur des plus démunis, par l’intermédiaire du clergé et des ordres religieux. Même dans les campagnes les plus reculées on trouve encore trace des «comptes de la charité». A la Révolution, sous l’influence des philosophes des lumières, apparaît l’idée selon laquelle l’assistance est un devoir de l’Etat et un droit pour le citoyen. En 1796, le gouvernement du Directoire crée les premiers établissements publics de secours : « les bureaux de bienfaisance » ; ce sont des services communaux placés sous l’autorité préfectorale. Au départ, la portée de cette loi reste limitée. La création des bureaux est facultative et quand ils existent, ils cohabitent souvent avec la charité privée. »

Dans son essai sur les mendiants et vagabonds en Bretagne au XIXème siècle [3], Guy Haudebourg précise un des objectifs de la loi : « Les secours à domicile sont nettement préférés aux secours hospitaliers. Afin de maintenir les indigents le plus possible chez eux, sous la Révolution française, ont été créés les bureaux de bienfaisance, bureaux qui remplacent les anciennes associations de charité de l’Ancien Régime. Ils fournissent des secours à domicile aux indigents (loi du 7 frimaire an V – 27 novembre 1796) mais n’ont pas le droit d’entretenir des pauvres dans les hospices selon l’avis du conseil d’État du 14 octobre 1833. De nombreux décrets, lois, ordonnances rappellent au cours du XIXe siècle qu’il doit être établi un bureau de bienfaisance dans chaque commune mais ils ne sont pas appliqués avec la même célérité par toutes les communes de France. »

Allerey en 1909

Le bureau de bienfaisance d’Alleray, héritier de la confrérie des pauvres… et ancêtre du CCAS

A Allerey, il existait depuis le début du XVIIIème siècle une confrérie des pauvres, dont le nom exact était « confrérie du Saint Esprit érigée en faveur des pauvres de l’église d’Allerey ». Le legs de Pierre Frédéric Leblanc atteste qu’un bureau de bienfaisance existait en 1868. L’affectation des fonds a été conforme aux volontés du défunt et à la mission du bureau de bienfaisance : « le bureau de bienfaisance construisit une école religieuse tenue par les frères des Écoles Chrétiennes, l’institut Leblanc, transformée plus tard en garderie-cantine puis en logements sociaux » [1]. On remarque que le don au bureau de bienfaisance, structure d’inspiration laïque, a gardé pour le légataire un « fléchage » totalement religieux. Mais la révolution, le directoire étaient loin, la France après un 1er empire, une restauration, une 2ème  république, vivait un second empire.

Plus tard, les « bureaux d’assistance » ont été mis en place par la circulaire du 19 janvier 1903 dans les communes dépourvues de bureau de bienfaisance. Nos actuels centres communaux d’action sociale (CCAS) en sont les héritiers. A Allerey, le legs a été géré par le bureau de bienfaisance, puis le bureau d’aide sociale et le CCAS de la commune. En 2014, à la faveur des regroupements en communautés de communes ou d’agglomérations, Allerey-sur-Saône a rejoint le « Grand Chalon » qui a pris la compétence de CCAS. Depuis, le legs a une ligne de trésorerie dédiée dans le budget communal.

Les vins du  Legs Leblanc

L’exploitation du domaine viticole d’Allerey, situé à Beaune et Savigny les Beaune, a été confiée à plusieurs vignerons successifs : Chanoine (années 1950-60), Raymond Milliard  (1970-1990) [4], Gossot (1990-2014).

Depuis 2014, l’exploitation est assurée par Philippe Germain, exploitant du Domaine Germain avec son épouse Isabelle et son neveu Maxime Champaud [5]

Jusqu’en 1983, les vins issus du legs Leblanc ont été vendus aux enchères au profit de la commune, et ces ventes étaient annoncées puis commentées dans la presse locale, comme en témoignent ces deux articles du Bien Public de 1977 et 1979 transmis par M Pierre Rageot, actuel maire d’Allerey-sur-Saône, que nous remercions.

Les étiquetages mentionnaient le nom du négociant acheteur/éleveur, comme c’est le cas actuellement pour les vins des Hospices de Beaune (ci-dessous, étiquetage pour la maison A. Bichot datant des années 1970).

Comme le notent les articles, la vente se déroulait à Beaune, 4 rue Rousseau-Deslandes, dans l’ancienne cuverie du domaine de la commune. C’est la façade de cette belle maison, munie d’une tourelle, qui est représentée sur la partie gauche de l’étiquette ancienne. La maison a depuis été vendue.

La tourelle de l’ancien chai de la commune d’Allerey, rue Rousseau-Deslandes à Beaune

 Aujourd’hui, les vins sont vendus directement par l’exploitant avec un étiquetage au nom du CCAS de la commune. Le projet de nouvelle étiquette de 2023, au design plus moderne, a supprimé la mention du bureau de bienfaisance, mais indiquera toujours : « vin issu du vignoble légué à la commune d’Allerey sur Saône par Monsieur Frédéric Leblanc ».

Respectueux des conditions du legs de Frédéric Leblanc, les bénéfice de la vente des vins d’Allerey-sur Saône continuent à financer les activités scolaires et du CCAS de la commune, par exemple la rénovation de logements à loyer modéré, les écoles  maternelle et primaire et leurs cantines, une garderie, un centre d’accueil de vacances [1] .

Remerciements : nous remercions monsieur Pierre Rageot, maire d’Allerey sur Saône, pour les renseignements et les documents d’archives qu’il a bien voulu nous transmettre.

Liens et références :

[1] Site de la commune d’Allerey sur Saône : https://www.allerey-sur-saone.fr/legs-frederic-leblanc

[2] Jean-Claude Thierry. Bureau de Bienfaisance de Chauny. Publication sur le site du centre de recherche et d’étude de la boulangerie et de ses compagnonnages. https://levainbio.com/cb/crebesc/bureau-de-bienfaisance-de-chauny/

[3] Guy Haudebourg. Mendiants et vagabonds en Bretagne au XIXe siècle.   Presses Universitaires de Rennes, 1998. https://books.openedition.org/pur/17741?lang=fr

[4] Notice nécrologique de Raymond Milliard. Le bien Public, 24/02/2014. https://www.bienpublic.com/edition-de-beaune/2014/02/24/raymond-milliard

[5] Domaine Philippe Germain. https://www.philippegermain.com/

[6] Les irréductibles vignerons du grand Chalon. Kaleidoscope.fr., publié le 15 octobre 2016. http://kaleidoscope.fr/2016/10/15/les-irreductibles-vignerons-du-grand-chalon/ (site redirigé, article consulté en 2022, non accessible en ligne en aout 2023)

© Texte posté le 31/08/2023.

Les étiquettes illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur ou des scanns d’étiquettes transmis par la mairie d’Allerey sur Saône.

Etonnants bourgognes mousseux…

Quoi ! du Pommard mousseux, de la Romanée, du Chambertin mousseux ?!  Mais aussi du Chablis, du Meursault, et même du Montrachet Mousseux ? Difficile d’imaginer aujourd’hui, vu les prix de ces crus prestigieux, de les vinifier en mousseux …. Et en rouge en plus !! Pourtant cela a existé et cette pratique a même été en vogue à la fin du XIXème et début du XXème siècle, comme en témoignent ces deux étiquettes et leurs petites sœurs qui illustrent l’article. Certes, à l’époque, les appellations d’origine n’étaient ni contrôlées ni protégées.

A la rubrique « Bourgogne mousseux » [1], le site du bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne donne une explication claire et concise de cette curiosité:

« Au début du XIXème siècle, les producteurs de la région de Bourgogne s’intéressent à l’élaboration de vins mousseux selon les techniques mises au point en Champagne, plus particulièrement à Rully, en Saône-et- Loire, dès 1820, à Nuits-Saint-Georges, puis, en 1840, à Chablis. Le nouveau produit a du succès, en particulier auprès de clients d’Angleterre et des Etats-Unis, et la méthode se diffuse rapidement. Des vins mousseux sont élaborés au cœur des plus beaux territoires comme au Clos Vougeot, à « Chambertin », à Chablis, …

Les producteurs de vins mousseux se regroupent au sein d’un syndicat, dès 1939, et obtiennent, en 1943, la reconnaissance de l’appellation d’origine contrôlée «Bourgogne mousseux». Le décret réserve cette appellation d’origine contrôlée aux vins blancs, rouges et rosés produits par seconde fermentation en bouteille.

A partir des années 1960, des producteurs bourguignons souhaitent formaliser et protéger leur production de vins mousseux de qualité et mettent en place des règles rigoureuses de récolte et d’élaboration qui aboutissent à la reconnaissance de l’appellation d’origine contrôlée « Crémant de Bourgogne », par un décret de 1975, pour des vins blancs ou rosés. A partir de 1984, l’appellation d’origine contrôlée « Bourgogne mousseux » est alors réservée aux seuls vins rouges. »

Ce court texte cache en fait une vraie « guerre des bulles » qui a fait s’affronter depuis le XIXème siècle les représentants des vignerons champenois, tourangeaux, angevins, bourguignons, allemands, californiens, … et qui se poursuit toujours. En témoignent les procédures juridiques récentes en France pour limiter l’appellation « Crémant » [2, 3] ou bloquer le droit à l’indication géographique protégée (IGP) pour des vins effervescents de certaines régions (Provence, Ardèche, pays d’Oc) [4]. Mais aussi la tempête économico-médiatique provoquée à l’été 2021 par V. Poutine sur le « Champagne » russe [5], avant que sa folie hégémonique ne se porte plus dramatiquement sur l’Ukraine…

Médoc mousseux « Méthode Champenoise », dénomination interdite depuis 1970 au profit de « Méthode traditionnelle « , à la demande du comité des vins de Champagne

La notice Wikipédia « Crémant de Bourgogne » [6] nous apprend que dès le début du XIXème siècle, Rully dans la Côte chalonnaise, Tonnerre dans l’Yonne, mais aussi Nuits (plus tard Nuits-St-Georges) en Côte d’Or ont profité de l’engouement croissant pour les vins pétillants pour se lancer dans la fabrication et la commercialisation de vins mousseux. En important ou s’inspirant du savoir-faire champenois à Rully et Chalon sur Saône en 1822 (François Basile Hubert et les frères Petiot) et à Nuits dès 1819 (Joseph-Jules Lausseure). Mais on se doute qu’en commercialisant en 1826 du vin de Bourgogne mousseux  sous le nom de « Fleur de Champagne Qualité Supérieure » [7], le succès commercial serait immédiat, mais les ennuis judiciaires aussi.

Tarif de la Maison Jailloux-Merle, producteur de « Mousseux de Bourgogne » au Château de Rully au début du XXème siècle.

De nos jours, l’appellation contrôlée Bourgogne Mousseux existe toujours [8] mais reste confidentielle. Elle concerne exclusivement les vins mousseux élaborés à partir de raisins rouges (pinot noir et gamay en cépages principaux) auxquels une petite partie d’autres cépages secondaires peuvent être ajoutés, chardonnay, pinot blanc, pinot gris et césar.

Ce goût pour le vin rouge pétillant, maintenu en Italie avec le Lambrusco ou le Brachetto, va peut être revenir à la mode ?

Liens et références :

1. Bourgogne mousseux. Site du Bureau Interprofessionnel des Vins de Bourgogne (BIVB) .

2.  Pierre du Couëdic. Le Crémant vers une spécificité ou vers une dénomination commune. Rivista di diritto alimentare, 2010, année IV, numero 3

3. Frédérique Jourdaa. L’appellation crémant reste en sa terre. Ouest France, publié le 06/03/2015.

4. Le Figaro Vin. L’attribution du label IGP « Méditerranée » réjouit les producteurs de mousseux du Sud-est. Publié le 07/01/2017.

5. Paul Gogo. La Russie s’approprie l’appellation « champagne ». Le Monde, publié le 05/07/2021.

6. « Crémant de Bourgogne », site Wikipédia.

7. Jean-François Bazin. Le crémant de Bourgogne. Deux siècles d’effervescence. Dunod, 2015 ; 240 p.

8. Par exemple, Bourgogne Mousseux Vitteaut-Alberti ou Veuve Ambal , célèbre maison de Crémants de Bourgogne établie à Rully en 1898 et à Beaune depuis 2005

© Texte posté le 10/09/2022.

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. Consommez avec modération.

Les étiquettes illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur ou de captures d’écran (sites ebay France, leboncoin, etc..).

Etiquettes et blasons

Comme toute collectionneuse ou tout collectionneur,  l’œnographile amasse des étiquettes de vin (ou d’alcool), les trie, les classe, et commence en général par une approche régionale, le plus souvent par appellation. Puis, immanquablement, arrive une très belle étiquette décorée, un tableau moderne, la commémoration d’un personnage célèbre, d’un évènement sportif, musical, culturel ou historique, un hommage au travail de la vigne …

Alors,  le besoin se fait sentir de constituer des thématiques, dont quelques-unes auront sa préférence et seront approfondies. Parmi elles, l’héraldique, les blasons et armoiries, constituent une thématique de choix. Il faut reconnaître que les étiquettes de cette thématique sont impressionnantes, parfois énigmatiques, toujours richement décorées et colorées, comme le confirmeront quelques spécimens reproduits dans cette page.

Même si les armoiries n’étaient pas réservées aux nobles et au clergé, l’héraldique renvoie à la chevalerie et la noblesse, et l’étiquette armoriée confère, à juste titre ou non, des valeurs d’ancienneté, de sérieux et d’excellence au domaine ou au vin qu’elle représente.

Cette étiquette de Sauternes Château ROCARD 1922 devrait intéresser les amateurs de cette thématique. Non qu’elle affiche des armoiries flamboyantes… Mais par le texte du petit bandeau vert qui souligne le modeste blason.

Il rappelle et célèbre un édit royal de du 22 novembre 1696 dont j’ignorais tout. Cet édit de Louis XIV « porte création d’une Grande Maîtrise, établissement d’un Armorial général à Paris, et création de plusieurs maitrises particulières dans les provinces » [1].

Le but avoué dans le préambule du texte de l’édit royal était de recenser toutes les armoiries existantes en France et d’en réglementer le port, afin d’éviter les usurpations, plagiats, appropriations abusives et les conflits qui s’ensuivaient.

Mais l’autre objectif, inavoué et malin, était de faire rentrer de l’argent dans les caisses du royaume, vidées par les précédentes guerres. En effet, l’inscription des armoiries dans l’Armorial général était payante : 20 livres pour les particuliers, 40 livres pour les comtés et marquisats, 50 pour les duchés et pairies, 50 livres aussi pour les évêchés, les cathédrales et les abbayes, 100 pour les grandes villes ou les archevêchés, et jusqu’à 300 livres pour les provinces, pays d’Etat et grands gouvernements. Une amende était prévue pour l’usage d’un blason non enregistré !

Malgré cela, l’initiative n’eut aucun succès. Les particuliers furent totalement réfractaires à l’enregistrement obligatoire, les charges de commissaires créées pour l’occasion afin de sillonner les provinces ne trouvèrent peu ou pas de candidats. Des mesures d’incitation puis de coercition n’évitèrent pas l’échec de l’entreprise et son abandon 4 ans plus tard.

Cet édit nous laisse quand même, outre un enregistrement même incomplet des principales armoiries de l’époque [2], quelques enseignements :

Le premier, assez peu connu, est que le système des armoiries était totalement libre, non réglementé et non réservé à la noblesse, comme l’explique l’avocat Pierre-Jean Ciaudo [3] : « Bien que leurs racines soient guerrières, et  donc nobiliaires, elles (les armoiries) se généralisent à l’ensemble de la société dès le XIIIème siècle où l’on connaît des bourgeois, puis au XIVème des paysans, qui les utilisent pour sceller leurs contrats. D’abord signe de reconnaissance dans les combats, puis expression sigillaire pour l ‘authentification des actes juridiques, leur extension est telle qu’elles deviennent même des marques de fabrique pour les artisans ».

Le second est que cet édit est la première (et a priori la dernière) tentative de l’état français à s’immiscer dans une quelconque régulation ou contrôle des armoiries.

Le troisième, mais là ce n’est pas une surprise, est que l’inventivité des gouvernants est sans limite pour essayer de remplir les caisses de l’état, et ce de tout temps !

Extrait de l’Armorial de France de Charles D’Hozier, généralité de Chalons

Liens et références :

1. Édit… portant création d’une grande maistrise générale et souveraine, et établissement d’un armorial général à Paris, ou dépost public des armes et blasons du Royaume ; et création de plusieurs maistrises particulières dans les provinces… Registré en la Chambre des Comptes Louis XIV (1638-1715; roi de France). https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86019266.image

2. Charles D’Hozier. Armorial général de France. BNF. Accessible via le site du centre de recherches du Château de Versailles. https://www.chateauversailles-recherche.fr/francais/ressources-documentaires/corpus-electroniques/sources-manuscrites/armorial-general-de-france-par.html

3. Pierre-Jean Ciaudo. L’application de l’édit de novembre 1696 dans la région grassoise. Cahiers de la Méditerranée  Année 1977  15  pp. 49-73. https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1977_num_15_1_1441

© Texte posté le 30/11/2021

A part la première, les étiquettes illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur. Choix a été fait de ne sélectionner que des blasons et armoiries comportant du bleu, pardon d’Azur… et des étiquettes décollées qui ont vécu et en gardent quelques traces. Parce que la couleur bleue est assez rare sur les étiquettes et qu’elle ressort particulièrement bien. Et puis aussi parce que ce texte a été débuté avec l’épopée écourtée des bleus lors de l’euro de football et terminé le jour de la victoire historique d’autres valeureux bleus face à l’équipe de Nouvelle Zélande!

La Valse des étiquettes

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« Drôlatiques, coquines ou romantiques, les étiquettes des bouteilles de vin offrent matière à raconter  une histoire… »                 

P. Vavasseur 

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Ne vous est-il jamais arrivé d’acheter une bouteille chez votre caviste de quartier ou au supermarché, uniquement parce que l’étiquette est amusante, le nom du vin original, en clin d’œil ou jeu de mots ?

J’avoue que cela m’arrive souvent… et je suis rarement déçu. Car l’exercice ne souffre pas la médiocrité. Les vignerons qui se prêtent à ce jeu sont en général dotés d’un souci de la qualité doublé d’un solide sens de l’humour voire de la provocation. Ils nomment de façon originale leurs cuvées un peu spéciales, faites de cépages anciens ou interdits dans l’AOP de leur région. Ou bien leurs vins plaisir, à partager entre amis sans se prendre la tête et sans se ruiner. Ils ciblent aussi une clientèle plus jeune, curieuse, moins préoccupée par les méandres et contraintes des appellations officielles. D’ailleurs, ces vins ont souvent l’appellation la plus simple « vin de France », tandis que d’autres arborent toutes les caractéristiques des exigeantes AOP.

Cela a été une joie de découvrir dans le supplément Week-End du journal Le Parisien du 19 juin 2020 [1] un article intitulé « LA VALSE DES ETIQUETTES » qui traite justement de ces (bons) vins achetés pour leur étiquette.

Son auteur, Pierre VAVASSEUR est journaliste, écrivain, grand reporter au Parisien, amoureux des livres et récent créateur d’un très beau blog, lumineux même, consacré à la littérature [2]

Visiblement épicurien, il a composé un poème à partir des vins qu’il aime offrir à ses amis et qu’il choisit, dit-il, en fonction du « petit nom du jaja ».

Je me suis amusé à retrouver les vins qui composent son ode…. Pour une fois, ce n’est pas une, mais près de 75 étiquettes qui nous racontent une histoire !

Voici le poème et son texte d’introduction, reproduits avec l’autorisation de l’auteur et du Parisien, que nous remercions :

« A chaque fois que je suis invité chez des amis, comme l’autre soir par exemple, j’apporte une bouteille choisie en fonction de l’étiquette. Sauf que ce ne sont ni le cru ni le cépage qui m’attirent, mais le petit nom du jaja. Il en existe des amusants, osés, lyriques… tout un poème, autrement dit. Il fallait bien en écrire un. »

Respiration !…..Parmi les 74 noms relevés, des vins de toute la France ou de l’étranger (2 citations), quelques noms de domaines et non de cuvées (la Chouette du Chai, Haut Marin, domaine de la Prose) et même celui d’une brasserie iséroise (la Marmotte masquée) !

Pierre VAVASSEUR, bourguignon de naissance, a très bon goût. En fait de «jaja», sa sélection ne comporte pas de vins bas de gamme, et si quelques-uns ont un prix modéré (entre 5 et 13 euros), la majorité coute quand même  20 à 50 euros et certains atteignent des petits sommets (60 euros les 37,5 cl pour la cuvée Sul Q, on l’est effectivement…). Presque tous sont des vins bio, voire élaborés en biodynamie. Certains vignerons sont très bien représentés, en particulier le domaine d’Anne et Jean-François Ganevat, vignerons réputés du Jura (14 produits). Les vins dont le nom correspond à plus de 3 domaines (ex: cuvées Les Terrasses, les Anges, Plénitude) n’ont pas été détaillés. 

Outre leur habillage, à découvrir dans le carrousel surmontant le poème, les voici par ordre de citation (à consommer avec modération) :

Liens et références :

1. Les mots de Pierre. La valse des étiquettes. © Le Parisien Week-End, supplément au Parisien N° 23376 du vendredi 19 juin 2020.

2. Des minutes de lumière en plus. Blog littéraire de Pierre Vavasseur  

© Texte posté le 10/05/2021

La Pucelle et la Putain

(Dimension des étiquettes originales :  120 x 70 mm et 120 x 100 mm)

Clos de la Pucelle, clos de la Putin. Ainsi se nomment deux parcelles distantes de quelques kilomètres, l’une à Rully, l’autre à Givry, dans la côte chalonnaise, en Bourgogne.

La pucelle est à l’opposé de la putain, dont putin est une variante. Pourquoi les anciens propriétaires de ces vignes (au moyen âge ?) ont-ils choisi des noms de signification aussi éloignée pour des vignobles d’exception ? Peut-être parce que, contrairement aux apparences, pucelle et putain ne sont pas si différentes….

Le site du domaine de Belleville, également propriétaire dans le 1er cru La Pucelle à Rully [1], nous dit  que « L’origine du nom remonte au Moyen Age. L’histoire raconte que le Seigneur de Rully a partagé ses terres et donna à sa fille la plus jeune, la meilleure de ses parcelles. La Pucelle vient de l’adjectif latin « Pulcella » qui se traduit par ‘ Jolie, belle, charmante’. »

En effet, les dictionnaires de latin indiquent que pulcella est le féminin de pulcellus, qui se traduit par « mignon, charmant, joli ». Les dictionnaires étymologiques ou historiques ne sont pas tous d’accord pour affirmer que pucelle provient de pulcella. Mais ils nous confirment que, si le nom de pucelle a désigné dès l’origine « une femme qui n’a pas connu d’homme », il a également été utilisé pour désigner de façon générale une jeune fille, et celui de « pucelette » une fillette. Selon Anatole France, « Dans le langage familier, une pucelle était une fille d’humble condition, gagnant sa vie à travailler de ses mains, et particulièrement une servante. Aussi nommait-on pucelles les fontaines de plomb dont on se servait dans les cuisines. Le terme était vulgaire sans doute; mais il ne se prenait pas en mauvaise part. » (Anatole France, Vie de Jeanne d’Arc, Calmann-Lévy, 1908).

Le plus célèbre des clos de la Pucelle (ou des Pucelles ou Pucelles) est situé à Puligny-Montrachet, dans la côte de Beaune. C’est une des meilleures parcelles (ou climat) de Puligny, classée en 1er cru, et située tout près des plus grands, Montrachet et Chevalier-Montrachet, et contiguë des deux autres grands crus de la commune, Bâtard-Montrachet et Bienvenue-Bâtard-Montrachet. 

La tradition locale rapporte une histoire très voisine de celle de Rully pour expliquer les noms de ces prestigieux climats : le partage, au moyen âge, des terres du seigneur de Puligny entre ses enfants : le fils aîné ou « chevalier », les filles ou « pucelles » et le « bâtard ». Dans les deux cas, la pucelle serait donc simplement la fille de l’ancien propriétaire.

Mais la putain, alors ?

L’étiquette, ainsi que le site de Michel Sarrazin et fils [2], propriétaires du Clos de la Putin à Givry, nous indique que « L’origine du Clos de la Putin remonte au XVIème siècle. Il doit son nom aux qualificatif donné aux très belles filles de l’époque. ». Surprise !

Putain, parfois orthographié putin (citation de D’Aubigné dans le Littré : « Il fit part de son espouvantement aux assiegeans par un homme hors d’haleine et si estonné qu’à son rapport tout joua à fils de putin le dernier, et chacun quittant ses armes se laissa guider à la peur », Histoire universelle, 1620), est en fait une variante de « pute », comme « nonnain » l’est pour « nonne ».

Pute/putin/putain vient du latin puta qui se traduit par « fille », forme féminine de puer (enfant). Pas de connotation honteuse ou sexuelle, donc, dans cette filiation initiale….

Il semble que l’autre étymologie souvent invoquée pour putain, de l’adjectif put (« sale »), du verbe latin putere (« puer ») ou de putidus (« fétide, puant » et dont viendrait le nom du putois), n’est pas exacte ….

En tout cas, rien de nauséabond, bien au contraire, dans cette belle cuvée de Givry, d’une grande finesse et concentration, un vin équilibré et harmonieux.

Pucelle(s) ou put(a)in, ces cuvées sont « bonnes filles », et procureront à l’amateur ou l’amatrice de vin un immense plaisir !

Dans les livres aussi…

L’opposition de la pucelle et de la putain est un ressort littéraire utilisé dans au moins deux romans. Le premier, La pucelle et la putain d’Ana Planelles [3], raconte dans le Marseille d’après première guerre mondiale l’histoire d’une jeune orpheline recueillie par une vieille prostituée au grand cœur. L’autre,  La pucelle et le démon de Benedict Taffin [4], met en scène Sidoine de Valzan, un officier missionné pour escorter « LA » pucelle, celle d’Orléans, afin qu’elle rejoigne au plus vite le roi de France. Mais Jeanne d’Arc trépasse prématurément et le soldat, qui doit absolument la ramener au Roi, ne trouve comme solution que de remplacer Jehanne par Oriane, une putain de rencontre, qui s’en sort plutôt bien dans son nouveau rôle….

Liens et références :

1. Domaine de Belleville, 71150 Rully. Clos de la Pucelle 1er cru.

2. Domaine de Michel Sarrazin et fils, Charnailles 71640 Jambles

3. Ana Planelles. La pucelle et la putain. © 2007, France Europe Editions. 

4. Benedict Taffin. La pucelle et le démon.  © 2012, ASGARD éditions.

© Texte posté le 30/05/2021, En hommage à Evelyne et Jacques V., grâce à qui j’ai découvert le Givry Clos de la Putin

L’arrière grand-père parti vendre son vin au Tsar de Russie

(Dimensions de l’étiquette originale :  140 x 100 mm)

Parmi les étiquettes de ma collection, celle-ci est l’une des plus chargées d’émotions. Il était bien connu dans ma belle-famille qu’un ancêtre, Bernard François (1852-1930) était parti à la fin du XIXe siècle en Russie pour vendre du vin, et avait réussi au point de devenir « fournisseur officiel de Sa Majesté l’Empereur de Russie ».

Retrouver dans les années 1980, au fond d’un tiroir de commode de la maison de famille, une série d’étiquettes lithographiées de cette époque en excellent état a déjà été pour le jeune collectionneur que j’étais un moment d’émotion intense.

Le second événement marquant s’est produit lorsque mon épouse a retourné un petit cadre conservé par son père Jacques François (petit-fils du négociant, 98 ans à l’heure ou sont écrites ces lignes) célébrant le brevet de fournisseur officiel de la cour impériale. 

Au dos de ce carton, quelques mots manuscrits destiné à son fils de 8 ans (Bernard François, 1885-1943, futur médecin à Fayl-Billot), dont voici la transcription:

A mon cher enfant

Son père

B. François

Retour d’un 1er voyage en Russie (St Petersbourg Moscou et Varsovie)

Fays Billot 12 mars 1893

Pourquoi Bernard François avait-il rejoint, depuis sa Haute-Marne natale, un certain Paul Mazet pour reprendre une maison de négoce en vins de Valence et Bordeaux, fondée en 1824 par Duglas et Sylvestre ? Pourquoi avait-il fait le pari avec son associé de se lancer dans l’exportation de vins fins vers la Russie ?Aucune archive familiale ne le commente.

L’année de ce premier voyage en Russie n’est pas neutre : 1893 voit la conclusion de l’alliance commerciale et militaire entre la France et la Russie. De nombreux investissement français sont entrepris en Russie, issus du monde industriel mais aussi du luxe. Les années précédentes, les contacts se sont multipliés entre le Tsar Alexandre III et le président Loubet. Les marines et les armées des deux pays amenés à se soutenir en cas de conflit avec  la triple alliance Allemagne-Autriche Hongrie-Italie, organisent des manifestations communes d’une pompe et d’un luxe qui nous paraissent inouïs aujourd’hui.

Le brevet de fournisseur officiel autorisait l’utilisation des armes du Tsar sur les documents commerciaux, dont les étiquettes de vin. C’est la raison pour laquelle à partir de 1893 trône fièrement l’aigle bicéphale, emblème de la cour impériale russe, sur les étiquettes de la Maison P. Mazet et François.

C’est sous le règne d’Alexandre III (1845-1894), que le brevet a été obtenu. La version de l’étiquette n’est pas marquée du chiffre d’un Tsar particulier, contrairement à ce qu’on peut trouver sur des étiquettes contemporaines. Par exemple sur la production des célèbres vignobles Abrau-Durso [1], créés en 1870 sur les rives du lac Abrau dans la région de Krasnodar à l’initiative du Tsar Alexandre II (1818-1881), les étiquettes semblent afficher le monogramme de son petit-fils Nicolas II (H II) dans l’écu de poitrine de l’aigle. Dans l’étiquette de l’aïeul, c’est un Saint Georges terrassant le dragon, fidèle à l’original des armoiries.

On trouve d’autres étiquetages actuels affichant les armes du Tsar de Russie, en particulier sur la cuvée Cristal de la maison de Champagne Louis Roederer. Cette grande maison a été brevetée fournisseur officiel de la cour de Russie en 1908, sous Nicolas II alors que c’était son grand-père Alexandre II qui avait commandé dès 1876 la fameuse cuvée d’exception en bouteille transparente à fond plat, réalisée en cristal [2].

A la mort du Tsar Alexandre III en 1894, Nicolas II (1868 – 1918), dernier empereur de Russie, lui succède. Francophile, parfaitement francophone (écouter son discours étonnant à Paris en 1902, sans aucun accent ! [3]), Nicolas II était connu pour apprécier les vins, français ou non, à côté d’autres alcools. L’historien Igor Imine rapporte que, « rien qu’en mai et juin 2016, le tsar et sa famille ont vidé quelque 1 107 bouteilles de différents vins, ainsi que 391 bouteilles de madère (un autre favori du souverain), 174 bouteilles de cherry, 19 de porto (presque exclusivement pour l’empereur), 14 de champagne (qu’ils ne consommaient que les jours de fête), 3 de cognac et 158 de diverses vodka. » [4].

Je me plais à imaginer que cette bouteille posée sur la table intime de Nicolas II et son épouse Alexandra Fiodorovna vient de l’aieul…..

© Getty Images

Liens et références :

1. Site du domaine Abrau-Durso. https://fr.rbth.com/histoire/82507-champagne-russe-abrau-durso-histoire

2. Site de la maison de Champagne Louis Roederer. https://www.louis-roederer.com/fr/wine/cristal

3. Discours du Tsar Nicolas II à Paris en 1902. https://www.youtube.com/watch?v=9OR2KnRPgKQ

4. Gueorgui MANAÏEV. Vivre comme un tsar: le somptueux train de vie de Nicolas II. Russia Beyond, 18/05/2018. https://fr.rbth.com/histoire/80760-russie-empereur-nicolas-richesse-vie-loisirs

Différents modèles d’étiquettes de la maison P. Mazet, François et Cie antérieurs et postérieurs à 1893

© Texte posté le 10/01/2021