Une étiquette sobrissime, un nom énigmatique : 175 M-T. Il ne s’agit pas de célébrer la sortie d’un nouveau canon de 175 mm [1] ni d’une moto trial de 175 cm3.
Mais de célébrer, en cette fin d’année 2025, le 175è anniversaire de la naissance de Hermann Müller, l’inventeur du cépage Müller-Thurgau (M-T) [2]. Peu connu en France, le Müller-Thurgau est un cépage très répandu en Allemagne (environ 11 000 hectares, soit 10,6 % de la superficie totale du vignoble), en Suisse alémanique, en Autriche et au Luxembourg. On le cultive aussi en Belgique, Italie (Haut Adige, Dolomites), Hongrie, Slovénie, Croatie, Nouvelle Zélande, … et en France dans l’AOC Moselle.
Hermann Müller (1856-1927)
Hermann Müller est né le 21 octobre 1850 à Tägerwilen, village allemand proche de Constance, dans une famille de boulangers et de vignerons.
Professeur de sciences, il a ensuite dirigé la station expérimentale de physiologie végétale de l’Institut de recherche de Geisenheim, près de Mayence, de 1876 à 1890. En 1882, il crée un nouveau cépage à partir du croisement de ce qu’il pensait être du Riesling et du Silvaner.
C’est de cette confusion que provient le nom de Rivaner souvent donné à ce cépage (en Suisse ou au Luxembourg) ou de noms plus ou moins dérivés : Rivana en Autriche, Riesling-Sylvaner ou Riesling-Silvaner en Suisse et Nouvelle Zélande, Rizlingszilváni en Hongrie, Rizvanac en Croatie, Rizvanec en Slovénie [3][4].
Etiquette de Rivaner de la Moselle Luxembourgeoise des années 1970-80, avec l’indication du croisement de cépages erroné
En réalité, le Müller-Thurgau est un croisement entre le Riesling et la Madeleine Royale, cépage rare lui-même issu d’un croisement naturel entre le Pinot Noir et le Frankenthal (raisin noir de table ou de cuve qui prend aussi les noms de Trollinger en Allemagne, Vernatsch au Tyrol du Sud, Schiava grossa en Italie, Chasselas de Jérusalem, Gros bleu, prince Albert en France…). Vous suivez ?
Au royaume des cépages, les noms sont aussi un voyage … [5]
Le Müller-Thurgau B est donc un cépage à raisins blancs issu d’un croisement Blanc x Noir. Au départ, il n’eut aucun succès. Aussi, quand on proposa en 1891 à Hermann Müller de fonder un institut de recherche en Suisse, à Wädenswil dans le canton de Zurich, il emporta ses nouveaux cépages, sans plus de succès. A sa mort en 1927, toujours pas de débouché ni d’exploitation pour ce qui ne s’appelait pas encore le Müller-Thurgau.
Ce serait finalement grâce à un de ses employés que le succès est arrivé. Selon certaines sources, dont le site du producteur suisse de notre étiquette M-T 175 [2], cet employé a rapporté en 1913 des plants en Allemagne, à l’Institut de recherche de Geisenheim, et a baptisé le cépage « Müller-Thurgau » en hommage à son créateur, Hermann Müller, et au canton suisse de Thurgovie (Thurgau en allemand), qui borde le lac de Constance.
D’autres sources font état d’un retour illégal du cépage Müller-Thurgau en Allemagne en juillet 1925, à Immenstaad sur la rive du Lac de Constance, à la suite d’un trafic de contrebande opéré par un certain Jean-Baptiste Röhrenbach à l’aide de pêcheurs du lac [6][7].
Dans tous les cas, des expérimentations ont été menées en Allemagne et en Suisse de part et d’autre du lac de Constance, aboutissant à une exploitation commerciale dans les années 1950 et un succès grandissant dans les années 1970.
Deux pays, deux noms pour le même cépage
La raison du succès ? Le Müller-Thurgau est facile à cultiver, offre des rendements élevés, et s’adapte facilement aux zones septentrionales ou froides en raison de son cycle court. A la dégustation, il produit un vin harmonieux, facile à boire, avec un fruit frais et une acidité équilibrée. C’est ce qui en a fait un vin de prédilection des vignerons depuis le milieu des années 1970, supplantant des cépages plus exigeants comme le Riesling ou le Silvaner.
Mais après l’apogée des années 1960 à 1990, pendant lesquelles il était le cépage le plus cultivé en Allemagne, le Müller-Thurgau connait un déclin. Pour les raisons inverses à celles qui ont fait son succès : diminution de la consommation globale de vin, effondrement de la consommation de vins de qualités intermédiaire ou inférieure, augmentation des importations de l’étranger de vins courants et peut-être une sensibilité aux maladies qui le rend vulnérable en bio, bien que plusieurs domaines fassent du vin bio 100% Müller-Thurgau. En France, 20 hectares étaient plantés en Müller-Thurgau en 2018 (moins de 10 hectares en 2000) [3]. Il fait partie, avec l’auxerrois, le pinot gris et le pinot noir, des 4 cépages principaux de l’AOC Moselle, créée en 2011 et dont 60% de la production est en bio [8].
Hermann Müller a également contribué à de nombreuses avancées dans la recherche viticole. Il a étudié la biologie florale de la vigne, le métabolisme des plantes, les maladies comme le mildiou et les mécanismes de fermentation alcoolique. Il est également considéré comme un précurseur de l’industrie moderne des jus de fruits. Plusieurs expositions et manifestations lui ont rendu hommage en 2025, en particulier autour du lac de Constance [6] et du lac de Zurich [9].
Liens et références :
Un canon de 175 mm a bien existé. Le canon autoporté M107 de 175 mm (6.9 inches) a été utilisé par l’armée américaine des années 1960 à la fin des années 1970, et par d’autres armées jusqu’en 2024.
Les étiquettes de vin illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur ou de copies d’écran des sites internet consultés. Article écrit sans le recours à l’intelligence artificielle générative.
L’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.
Cette étiquette de « Clos du Chapitre de Gevrey Chambertin, ancienne propriété des Evêques-Ducs de Langres« , est une véritable machine à remonter le temps. Et source de quelques interrogations. Elle va nous faire voyager dans le passé, nous éloigner un peu du monde du vin et de ses étiquettes, mais on y reviendra à la fin..
Langres au Moyen Âge, son évêque, son chapitre
Transportons-nous à Langres à la fin du Moyen Age, disons aux XIIIe – XIVe siècles. Langres, actuelle sous-préfecture de Haute Marne, belle ville fortifiée dont les remparts médiévaux enserrent de nombreux et anciens bâtiments ecclésiastiques, avait à cette époque un rayonnement tout particulier.
Vue de Langres au XVIIe siècle. Au premier plan, la Marne. Gravure de Johan Peeters Delin (vers 1660)
Langres est présentée par les historiens du Moyen Âge comme un modèle de seigneurie ecclésiastique. La puissance de l’église est alors très importante. Celle de l’évêque de Langres encore plus. Langres est un tous premiers évêchés primitifs de la Gaule gallo-romaine, fondé au IIème siècle, position éminente héritée de l’ancienne capitale des Lingons : Andematunum. Et c’est l’un des plus vastes. Il s’étendait sur une partie de la Champagne, de la Franche Comté et de la Bourgogne, alors duché indépendant rallié au Saint Empire germanique. Dijon, pourtant capitale des ducs de Bourgogne et résidence des évêques de Langres pendant plusieurs siècles, a dû attendre 1731 pour avoir son propre évêché. Dans une bulle de l’année 1439, le concile de Bâle soulignait l’importance du diocèse de Langres, qualifié, qualifié « d’insigne et de fameuse parmi les autres églises du royaume de France » [1].
Les seigneurs-évêques de Langres avaient aussi un pouvoir temporel fort. Issus de la haute noblesse, ils étaient proches du pouvoir royal, avaient acquis les titres de pairs de France (1216) et de ducs (1354) [2], comme le rappelle fort justement notre étiquette. L’évêque de Langres participait au sacre du roi de France à Reims avec une fonction protocolaire élevée.
Cependant, malgré ce haut rang, les évêques de Langres (comme la plupart des autres évêques d’ailleurs) ont de tout temps été confrontés à un contre-pouvoir local presque aussi puissant que le leur : le chapitre de « leur » cathédrale. A Langres, le chapitre de la cathédrale Saint Mammès[3].
De nos jours, on a un peu oublié ce qu’étaient les chanoines, leurs fonctions, leur pouvoir, cette catégorie de religieux ayant été supprimée par la Révolution française [4]. Les chanoines étaient des membres du clergé (clercs) voués à la vie séculière le plus souvent, ce qui les différenciaient des moines [5]. Ils étaient rattachés à une cathédrale ou à une collégiale. Réunis en chapitre, ils avaient pour mission première d’assurer la liturgie, les prières et les chants lors de tous les offices. Au siège d’un évêché, ils avaient aussi la charge de toute l’intendance de la cathédrale et du diocèse : réparations des bâtiments, gestion des biens de l’évêché, conservation des manuscrits. Ils étaient également responsables des écoles (la totalité de l’enseignement était religieux) et des soins aux malades et indigents. A Langres, c’est le chapitre de la cathédrale St Mammès qui a créé le premier hôpital de la ville en 1201.
Les bâtiments et biens qui leur étaient dédiés, souvent leur propriété [6], étaient dits canoniaux par opposition aux bien épiscopaux de l’évêque. A cette époque, les chanoines de Langres étaient souvent (mais pas toujours) ordonnés prêtres et avaient quasiment toujours des sacrements majeurs (diacres, archidiacres). Et ils étaient le plus souvent (mais pas toujours) issus de la noblesse.
Le pouvoir du chapitre de Langres et de ses chanoines était immense. Comme le résume Hubert Flammarion [7]: « Durant le haut Moyen Âge, la situation (de Langres) est celle d’une polarité religieuse double, avec la cathédrale Saint-Mammès à Langres, et l’évêque en résidence à Dijon. (…) Le pouvoir sur la ville est partagé en deux, c’est une « co-seigneurie ecclésiastique ». Mais l’influence canoniale est prépondérante (…). Le chapitre domine la cathédrale et la ville. »
Le chapitre cathédral de St Mammès était, selon le même auteur, « une institution nombreuse, riche et puissante ». Au XIIIe siècle, il se composait de 48 chanoines (à peu près autant qu’à Paris), parmi lesquels 9 dignitaires : le Doyen, leur chef, élu par ses pairs, un chantre (normal, vu leur fonction première), un trésorier, 6 archidiacres en charge des paroisses des 6 territoires du diocèse, et les chanoines ordinaires. Le chapitre de Langres jouissait de privilèges particuliers, par exemple l’exemption de la juridiction épiscopale, temporelle et spirituelle, ainsi que celui d’élire l’évêque de Langres ! Ce privilège autoproclamé, jamais confirmé par le Pape, acquis par l’usage et l’accord tacite du Roi, a fonctionné pendant deux siècles (jusqu’en 1516)[6], hormis quelques exceptions.
Langres, évêché frontière
Par sa localisation géographique à la frontière entre le royaume de France, le duché de Bourgogne et l’empire germanique, Langres était à cette époque une ville stratégique, un évêché-frontière [7, 8].
En 1200, le roi de France est Philippe Auguste. A son accession au trône de France, le royaume de France n’est presque rien en comparaison des possessions de ses voisins-ennemis anglais ou germaniques. A la fin de son règne, la France que nous connaissons commence à se dessiner. Les deux cartes d’après Léon Mirot l’illustrent parfaitement (le domaine royal est en bleu, les domaines plutôt favorables à la couronne en vert foncé).
Sur les deux cartes, les possessions ecclésiastiques sont en jaune. On voit que l’une des plus étendue après le Comtat Venaissin, possession papale, est le fief du duc-évêque de Langres (flèche rouge à droite), juste avant ceux de l’archevêque de Reims et des évêques de Chalons, Laon, et Beauvais. Bien que proche du pouvoir royal, le fief de l’évêque de Langres était continuellement menacé d’être grignoté par ses voisins de l’« intérieur », les comtes de Champagne au nord, les ducs de Bar à l’ouest, qui étaient pourtant, comme les ducs de Bourgogne au sud, en partie ses vassaux.
Les chanoines de Langres ont, eux aussi, toujours témoigné un soutien indéfectible au Roi de France. Cela s’est traduit en retour par « les bonnes grâces royales », selon Michel Legrand [1]: « Il est remarquable que tous les rois de France depuis Philippe le Bel jusqu’à Louis XII aient exprimés par des « lettres gardiennes » la sauvegarde spéciale en laquelle ils entendent maintenir les chanoines de Langres ». Le chapitre de Langres a toujours bénéficié d’un fort soutien du pape, avec qui il avait des liens directs, court-circuitant souvent la hiérarchie ecclésiastique (évêque, archevêque de Lyon), surtout pendant les graves conflits qui ont l’ont opposé le chapitre à « son » évêque.
Les conflits entre évêque et chapitre de Langres
Comme le souligne Michel Legrand, le chapitre de Langres « n’échappe pas non plus à cette loi commune qui veut que les évêques soient en conflit perpétuel avec les chapitres de leurs cathédrales ; mais à Langres, cette animosité a pris des proportions singulières, notamment au xive siècle, sous l’épiscopat de Louis de Poitiers. »[1]
Troisième d’une série d’évêques imposés par le pape, Louis de Poitiers devient évêque de Langres en 1318, sans l’accord du chapitre. Son passage à Langres est décrit comme apocalyptique par l’abbé Mathieu : « Cet homme turbulent et emporté, plus propre à commander une troupe de brigands qu’à régir un diocèse, se porte à des violences inouïes envers son chapitre qui lui avait refusé les clefs de ses caves et de ses greniers. Outré de ce refus, il en fait rompre les portes, s’empare de force des vins, du froment et des provisions des chanoines, dont deux, Jean de Talant et Jean de La Chaume, expirent par suite des mauvais traitements qu’ils éprouvent. (…) Par un attentat inouï, cet homme furibond fait briser les portes de la Basilique, et dans l’excès d’une rage impie et sacrilège, il la pollue lui-même, puis il fait sonner les cloches et célébrer les redoutables mystères par des prêtres étrangers et indignes, qu’il avait fait venir à cette fin, sans qu’elle eût été auparavant réconciliée. Il jette dans les prisons tous les chanoines que ses sbires peuvent trouver, ordonne d’abattre les cloîtres, et de leurs débris fait reconstruire les murailles de la ville, à l’orient. (…) Les chanoines consternés se réfugient à Dijon et ont recours au roi, qui envoie des commissaires pour les réintégrer dans leur église et arrêter le mal. ».
Il faut les interventions conjointes d’autres chapitres cathédraux appelés au secours, du roi de France, d’un jugement du parlement de Paris pour que Louis de Poitiers soit condamné à réparation, et enfin du pape Jean XXII pour que le chapitre soit mis sous la juridiction directe du Saint Siège et que l’évêque de Langres soit transféré à Metz en 1325.
Ambiance … On remarquera que le vin est en partie à l’origine du conflit, le chapitre refusant de donner accès à ses caves et greniers à l’évêque et ses hommes. Deux chanoines en meurent, les autres emprisonnés. Il faut dire que, toujours selon Michel Le Grand, depuis « la fin du XIIe siècle – en 1179 exactement- a lieu à Langres un partage des biens entre l’évêque et le chapitre, qui équivaut à une séparation définitive des menses épiscopales et canoniales et à la création d’un domaine capitulaire particulier. Dès lors le chapitre va avoir une vie propre »[6]. Les prétentions de l’évêque à se servir dans les caves et greniers des chanoines étaient totalement illégales.
Vins, clos et domaines viticoles ecclésiastiques
Le vin est essentiel aux sacrements de l’église catholique. La culture de la vigne, la production de vins de qualité étaient consubstantielles de toutes les organisations religieuses et étaient inscrites dans la règle de St Benoit. Chaque partie du pouvoir ecclésiastique possédait des vignes, la haute hiérarchie (du pape à l’évêque), les chapitres qui avaient le pouvoir financier et assuraient la logistique des diocèses, et les monastères. La Bourgogne était particulièrement riche en ordres monastiques (Cluny, Cîteaux) qui ont essaimé en Europe puis dans le monde entier avec leur savoir-faire viticole. Langres était un foyer cistercien (de Cîteaux).
En Bourgogne, les vignobles qui sont devenus ensuite les climats les plus célèbres ont été l’œuvre des moines ou des moniales [9, 10]. L’actuel clos de Vougeot, cité pour la première fois en 1212, a été patiemment constitué par l’abbaye de Cîteaux. Le clos de Tart, à Morey, est issu de la vente en 1141 d’un domaine viticole par les hospitaliers de Brochon à la jeune abbaye Notre-Dame de Tart, première maison féminine de l’ordre cistercien. Le clos Saint Vivant (actuel grand cru Romanée-Saint-Vivant) doit son nom au prieuré clunisien de Saint-Vivant de Vergy, fondé entre 894 et 918 qui avait des vignes à Vosne. Le clos de Bèze, à Gevrey Chambertin, doit son nom à l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Bèze, fondée en 630 à 30 km au Nord-Est de Dijon.
La première mention d’un clos à Gevrey appartenant à l’abbaye de Bèze figure dans un acte de 1219 par lequel les moines en grande difficulté financière cèdent leur clos aux chanoines de la cathédrale de Langres. Le Pr Jean-Pierre Garcia, de l’Université de Bourgogne, complète : « Par quelques autres achats de terres contigües, ils (les chanoines) parviennent à se rendre propriétaires d’un clos homogène d’environ 50 journaux qu’ils mettent en fermage à différentes associations de vignerons de Gevrey. » [10]. Ainsi, le chapitre de la cathédrale Saint Mammès de Langres a été propriétaire de l’actuel Chambertin Clos de Bèze de 1219 jusqu’à sa vente à un particulier en 1626, que le chapitre a bien regretté par la suite.
Au moyen âge, à coté de ses célèbres monastères et abbayes, la Bourgogne comptait 3 diocèses : Autun, cité romaine majeure et autre évêché bourguignon très ancien et puissant [5], Langres et plus tard Chalon sur Saône. Chaque évêque et chapitre cathédral possédait des vignes dans les meilleurs climats bourguignons voisins. Leurs zones d’influence étaient héritées de celles des anciennes tribus gauloises. Citons Jacques Bazin, historien local [11]:
« Le pouvoir, la richesse se trouve à Autun et à Langres, métropoles des Eduens et des Lingons. Jusqu’à la Révolution, les diocèses, les circonscriptions administratives et politiques, les zones d’influence économiques maintiennent les vieilles frontières celtes, situées entre Eduens et Lingons, entre Nuits et Gevrey. ».
« Il faut préciser que la paroisse de Gevrey se trouvait la dernière en place du diocèse de Langres en tirant vers la Sud, au pied de la Côte surplombant les vignobles puis la plaine en direction de l’Est vers la Saône. Le village de Morey St-Denis situé à 4 km au Sud dépendait du diocèse d’Autun, jusqu’en 1731, date de création du diocèse de Dijon. Cette démarcation reprenait exactement les limites des anciennes tribus gauloises Eduens et Lingons. »
La répartition des vignes était donc schématiquement : pour Autun, la côte de Beaune et le sud de l’actuelle côte de Nuits ; pour Langres, le nord de l’actuelle côte de Nuits en remontant jusqu’à Dijon, alors plus grand domaine viticole de Bourgogne ; pour Chalon, la côte Chalonnaise et une partie du Mâconais.
Mais il y avait bien entendu des exceptions. Par exemple, le Chapitre d’Autun possédait des vignes à Chenôve, tout près de Dijon [5]. Inversement, le domaine de Blagny, contigu à Meursault au cœur de la Côte de Beaune, était la propriété du chapitre cathédral de Langres, qui en a fait don à l’abbaye cistercienne de Maizières en 1184. Le site du domaine actuel nous précise que « La grange alors installée par l’abbaye deviendra au cours du XIIIe siècle une de ses plus importantes ressources en vin. » [12]. Gevrey (qui deviendra Gevrey-Chambertin en 1847) a été du XIIIe siècle jusqu’à la Révolution sous la double autorité des abbés de Cluny (abbaye bien plus éloignée que celle de Cîteaux), seigneurs du territoire de Gevrey, et de Langres (évêque et chapitre), la paroisse de Gevrey relevant du diocèse de Langres [11].
Le Clos des Langres (qui aurait pu s’appeler clos du chapitre de Langres), actuel monopole du Domaine d’Ardhuy, a été planté par les moines de Cluny mais tient son nom « de l’inscription de la propriété au chapitre de la Cathédrale de la ville de Langres à partir du Xe siècle » [13]. Cet excellent vin d’AOC/AOP Côtes de Nuits villages est situé à Corgolin, bien au sud de la frontière entre les diocèses de Langres et Autun, sur la zone d’influence d’un autre chapitre, celui de la collégiale de Saint Denis de Vergy. A côté des chapitres cathédraux, il y avait localement deux chapitres collégiaux importants, par exemple ceux de la collégiale de Beaune et de la collégiale Saint Denis de Vergy au diocèse d’Autun (voir carte ). Ces deux cartes issues des travaux de Jean-Pierre Garcia, Guillaume Grillon et Thomas Labbé [14], de l’université de Bourgogne, illustrent la complexité et l’intrication des possessions de clos et celliers ecclésiastiques en Bourgogne au Moyen Âge.
Source : JP Garcia, G Grillon, T Labbé. Terroirs, climats … ou le vin et le lieu en Bourgogne. Terroirs et climats [14]. Reproduit avec l’aimable autorisation de Jean-Pierre Garcia.
On connait assez bien les propriétés du chapitre cathédral d’Autun au Moyen Âge, car elles ont fait l’objet d’un recensement détaillé établi en 1219 par le doyen du chapitre, Clérembaud de Châteauneuf. Dans son histoire des chanoines du chapitre cathédral d’Autun du XIe à la fin du XIVe siècle[5], l’historien Jacques Madignier nous transmet de précieuses informations issues de ce recensement.
En ce qui concerne les vignes du chapitre, « On distinguait quatre grands foyers : le premier était centré sur Chenôve, au sud de Dijon ; le second était localisé au nord de Beaune, à Aloxe, Echevonne ; le troisième s’étalait au sud de Beaune, à Volnay, Monthélie, Meursault, Meloisey ; le dernier occupait les abords de la basse valée de la Dheune, à Perreuil, Sampigny, Dezize-lès-Maranges et au-delà à Saint-Aubin et Baubigny. » (carte ci-contre et [15]) . La surface estimée des vignes directement contrôlées par le chapitre était de « 700 ouvrées, soit une trentaine d’hectares », et la production annuelle de « sept cent cinquante à huit cents muids de vin, soit plus de 1800 hectolitres » (un muid de vin équivalait à 228 litres) [5]
Source : Pr Jacques Madignier. Les chanoines du chapitre cathédral d’Autun du XIe siècle à la fin du XIVe siècle. Editions Dominique Gueniot / Liralest. (reproduit avec autorisation)
Les clos du Chapitre actuels
Résumons : les chapitres et leurs chanoines étaient riches, localement puissants, ils avaient la haute main sur toutes les aspects matériels du diocèse, bâtiments, propriétés foncières, enseignement, soins hospitaliers, et avaient des liens étroits, en particulier financiers, avec les paroisses et les monastères du diocèse. A ce titre, ils exerçaient un contre-pouvoir à celui de l’évêque, avec qui les rapports étaient souvent tendus voire conflictuels. De plus, les biens de l’évêque et du chapitre étaient indépendants depuis le XIIe siècle.
Pour en revenir à notre étiquette de Gevrey-Chambertin, il parait difficile dans ce contexte d’imaginer qu’une vigne dénommée Clos du Chapitre eût été la propriété de l’évêque et non du chapitre lui-même. A moins qu’à une période antérieure à 1179, l’évêque ait donné des terres au Chapitre de sa cathédrale, ou encore que les biens ecclésiastiques aient été répartis entre le chapitre et l’évêque dans le cadre de la co-seigneurie, comme cela a été bien documenté dans le cas de Saint Malo [16]. Ventes, dons ou transferts divers (en particulier depuis la réforme grégorienne) de propriétés agricoles et donc de vignes entre seigneurs, évêques, chapitres, monastères, prieurés ont été continus durant plusieurs siècles.
Carte postale ancienne de l’église et du clos du chapitre de Gevrey-Chambertin
Le Clos du Chapitre de Gevrey-Chambertin est aujourd’hui classé en 1er cru. Etonnamment, ce clos n’est pas cité parmi les climats de Gevrey par le Dr Jules Lavalle dans son Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte d’Or (1855) [17].
Il subsiste quelques autres Clos du Chapitre en Bourgogne et en Beaujolais, témoins d’anciennes possessions viticoles de chapitres cathédraux, collégiaux ou abbatiaux.
S’il ne cite pas celui de Gevrey, Jules Lavalle cite deux vignes à Chenôve-les-Dijon, Le Chapitre et le bas chapitre, visibles sur cette carte de 1891. Comme on l’a vu, ils ont été la propriété du chapitre de la cathédrale Saint Lazare d’Autun pendant plus de mille ans, entre 653 (donation de l’évêque d’Autun au chapitre) et 1789 (saisie comme bien national).
Carte de Chenôve de 1861, Le clos « Le chapitre » et les anciens bâtiments du chapitre sont bien identifiés, pas loin du Montrecul (merveilleux Bourguignons qui font voisiner un clos millénaire d’austères chanoines et une parcelle au nom rabelaisien, dont la pente ouvrait quelques perspectives intéressantes, mais ancienne propriété des ducs de Bourgogne quand même ! Voir aussi notre article sur la pucelle et la putain…)
Une petite parcelle de 8 hectares a survécu à l’urbanisation de cette commune, dont le passé viticole a été important avant le XIXe siècle [18] et qui est maintenant « conurbée » avec Dijon. Le clos millénaire jouxte les HLM des années 1960.
Vendanges au clos du Chapitre de Chenôve, octobre 1978
Les vins sont commercialisés sous le nom de Bourgogne clos du chapitre ou Bourgogne Le chapitre, cette parcelle de Chenôve étant la seule, avec le célèbre Montrecul voisin, a pouvoir indiquer son nom à côté de l’appellation Bourgogne. Depuis 2019, les vins de Chenôve peuvent aussi être aussi vendus sous l’appellation Marsannay, on trouve donc du Marsannay Clos du Chapitre (ex. domaine Sylvain Pataille) issu de la même parcelle.
Le Clos du Chapitre d’Aloxe Corton, actuel 1er cru, a été une autre propriété viticole majeure du chapitre cathédral d’Autun, comme le rappelle sans ambiguïté cette étiquette de la maison Louis Latour. La date de 1550 reste énigmatique, les documents anciens attestent la donation au chapitre d’Autun d’un domaine viticole situé à Aloxe avant l’an 858 [5, 19].
Pas d’ambiguïté non plus pour le Clos du Chapitre de Fixin, également 1er cru. Si la Perrière était cistercienne, le Chapitre et les Arvelets appartenaient au chapitre de Langres [20, 21].
Pas de chanoines en revanche pour ce Clos du Chapitre de l’appellation Viré-Clessé dans le Mâconnais, dont l’étiquette nous apprend qu’il était propriété des moines de Cluny. A côté de Cîteaux, dont les vignobles s’étendaient plutôt dans l’actuelle cote de Nuits, Cluny était l’autre pôle monastique majeur du Xe au XIIIe siècle. Son vignoble s’étendait du beaujolais à la côte de Beaune (mais comme on l’a déjà vu, à la suite de donations, l’abbé de Cluny était devenu seigneur de Gevrey [11, 22], rien n’est simple en Bourgogne…). Ce Clos du Chapitre n’appartenait pas à un collectif de chanoines cathédraux comme les précédents, mais à un monastère. Ceux-ci avaient aussi leurs chapitres, qui désignaient dans ce cas les « assemblées générales » que les moines organisaient périodiquement au sein de leur communauté. Ainsi, le chapitre général de Cîteaux réunissait annuellement plusieurs centaines d’abbés venant de toute l’Europe (l’ordre comptait environ 600 abbayes au début du XIIIème siècle), ce qui n’était pas sans créer des difficultés logistiques d’acheminement et d’hébergement, ainsi que financières [23]. Les moines réservaient peut-être leur meilleure production ou parcelles pour célébrer ces importants chapitres ?
On trouve d’autres Clos du Chapitre pour les appellations Mercurey et Rully en côte chalonnaise et Saint Amour en Beaujolais (ancienne propriété du chapitre de la cathédrale Saint Vincent de Mâcon) .
Une mention spéciale pour Mercurey qui perpétue le souvenir de la dualité évêque/chapitre cathédral en accueillant à la fois un Clos l’Evêque, ancienne propriété de l’évêque de Chalon (au XVIe siècle) et un Clos du Chapitre, probablement une ancienne propriété des chanoines de la cathédrale Saint Vincent de Chalon sur Saône.
Mammès était un martyr grec dont les reliques ont été déposées dans la cathédrale de Langres au VIIIe siècle
De nos jours, le titre de chanoine est honorifique, conféré par l’évêque à titre de retraite ou de récompense à des prêtres au parcours particulièrement méritant. Un des plus connus est le chanoine Felix Kir (1876-1968), prêtre bourguignon, ancien résistant, homme politique, ancien député et maire de Dijon, qui a popularisé le blanc-cassis qui porte son nom. Un autre titre de chanoine laïc, moins connu bien que traditionnel, est dévolu au président de la République française, « premier et unique chanoine d’honneur » de la Basilique de Saint Jean de Latran, dans la continuité des rois de France depuis Henri IV.
Michel Le Grand. Le chapitre cathédral de Langres. Son organisation et son fonctionnement, de la fin du XIIe siècle au concordat de 1516. Revue d’histoire de l’Église de France. Année 1929, 69, pp. 431-488.https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1929_num_15_69_2522
Aux origines d’une seigneurie ecclésiastique. Langres et ses évêques VIIIe-XIe siècles ». Société historique et archéologique de Langres. Actes du colloque Langres-Ellwangen, Langres, 28 juin 1985.
Jean-Pierre Garcia. Climats des vignobles de bourgogne comme patrimoine mondial de l’humanité. Édition Presses Universitaires de Dijon, Dijon 2011.
Gilles Martin. Histoire de Gevrey en ‘parcelles’ Site Monocépages. https://monocepage.com/histoire-de-gevrey-en-parcelles/ . Les citations de Jacques Bazin, Histoire de Gevrey-Chambertin (1961) et d’Henri Magnien (1926-2016) en sont extraites.
Jean-Pierre Garcia, Guillaume Grillon, Thomas Labbé. Terroirs, climats … ou le vin et le lieu en Bourgogne. Terroirs et climats, pp.42-48, 2017, halshs-01574896. Association Pontus de Tyard et HAL-SHS (Archive Ouverte du CNRS des sciences humaines et sociales). https://shs.hal.science/halshs-01574896v1
Jacques Madignier, Sampigny-lès-Maranges, Histoire millénaire d’un village viticole bourguignon,édition Société d’Histoire et d’Archéologie de Chalon-sur-Saône, 2026
Henri G. Gaignard. Connaître Saint Malo. Editions Fernand Lanore, Paris 1973. Citation : « Les revenus seigneuriaux étaient répartis entre le chapitre et l’évêque, ainsi qu’en avait décidé Jean de Châtillon lorsqu’en 1152 il avait institué la Co-seigneurie ou Seigneurie commune, en même temps que l’Insigne Chapitre. »
Jules Lavalle, Joseph Garnier, Emile Delarue. Histoire et statistique de la vigne et des grands vins de la Côte d’Or. Dusacq, Paris, 1855.
Henri Marc. Histoire de Chenôve près Dijon. Darantière, Dijon, 1893. Réédition Laffitte reprints, Marseille, 1980. Chenôve abrite toujours les pressoirs des ducs de Bourgogne, deux anciens pressoirs construits en 1236, les plus grands et les plus anciens « treulx » de la région avec ceux du Clos Vougeot. https://chenove.fr/les-pressoirs-des-ducs-de-bourgogne
« Le premier acte signalant la présence des chanoines autunois à Aloxe date de 858, dans une donation de l’évêque Jonas au profit de l’Église d’Autun, plus précisément au profit des chanoines et clercs de la cathédrale Saint-Nazaire. L’acte de donation concernait le legs des biens et droits de la villa de Sampigny, ainsi que des biens à Marcheseuil aux marges de l’Auxois. Le même acte confirmait la donation effectuée antérieurement à Aloxe. (Voir A. de Charmasse, Cartulaire de l’Eglise d’Autun, vol. 1, pp. 32-34.). Le second document date de 1289. Il est extrait de la vaste enquête entreprise par le doyen du chapitre cathédral Clérembaud de Châteauneuf concernant tous les biens et redevances que le chapitre possédait à cette date (AD21, G 748). Plusieurs feuillets sont consacrés au domaine capitulaire d’Aloxe » (Communication personnelle du Pr Jacques Madignier)
Pour Yves et Isabelle Naizot, très affectueusement
Remerciements au Pr Jean-Pierre Garcia et au Pr Jacques Madignier, de l’université de Bourgogne, pour les informations complémentaires et l’accord pour reproduction de leurs cartes.
Les étiquettes de vin illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur ou de copies d’écran des sites internet consultés. Article écrit sans le recours une application d’intelligence artificielle générative.
L’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.
Rien, en apparence, ne fait apparaitre l’originalité de cette étiquette de cuvée Les Quartzdu château de la Mercredière, domaine ancien et renommé du Pallet en Loire Atlantique (44330).
L’originalité est cachée dans le cépage de ce vin de France rouge, produit dans la zone du Muscadet de Sèvre et Maine [1]. Lors de l’achat de la bouteille, j’ai demandé par curiosité au vendeur quel en était le cépage, il m’a répondu « Egiodola » … Egio quoi ? EGIODOLA ! Mais quel est donc ce cépage ?
Bien que son nom évoque une origine ibérique, ce cépage rare dit « métis », est d’origine française. Il a été créé avec beaucoup d’autres par Pierre Marcel Durquety, d’origine basque, chercheur en agronomie à Bordeaux .
Pour chaque nouveau cépage, P.M. Durquety a inventé un nom original, souvent par néologisme de forme construit à partir de mots de langue basque qui ne s’assemblent pas habituellement dans l’écriture courante, mais qui une fois associés prennent un nouveau sens.
L’Egiodola, sang pur ou pur-sang ?
Ainsi, Egiodola signifie « le sang pur » ou « le sang véritable », d’egi « la vérité ou la pureté » et odola « le sang » en langue basque. C’est un cépage de cuve noir créé en 1954, homologué en 1978 (numéro de clone 600), issu du croisement des cépages Abouriou, originaire du Lot et Garonne, et Tinta da Madeira, venant comme son nom l’indique de l’ile de Madère.
Agorra est un cépage blanc dont le nom signifierait« épuisé ». Arinarnoa signifie le « vin léger », Arin étant la « légèreté, une chose agréable ou versatile » et arnoa « le vin ». Arriloba signifierait « le neveu de pierre » (Harri « pierre » et loba « neveu »).
Ederena signifie « le plus beau » et Ekigaïna « soleil haut », même origine que mot basque Ekaina pour le mois de juin. Liliorila signifie probablement « la fleur jaune », de lili horia, Lili « fleur » et horia la couleur « jaune ».
Perdea (comme Odola et Agorra) n’est pas un nom composé, c’est une des formes de Basque désignant la couleur verte. Semebat signifie « un fils », de Seme « fils » et de bat correspondant au chiffre « un » [2].
Pierre-Marcel Durquety
Pierre Marcel Durquety (1923-2016) est un ingénieur agronome issu de l’Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie (aujourd’hui institut agronomique) de Montpellier. Chercheur à l’INRA de Bordeaux , à la station du Sud-Ouest basée dans le domaine de la Grande Ferrade [3], il a fait de nombreuses recherches sur les maladies de la vigne et sur la création de nouveaux cépages. Entre 1950 et 1980, il a testé de multiples croisements intraspécifiques (c’est-à-dire deux variétés d’une plante d’une même espèce, en l’occurrence vitis vinifera). Parmi eux, l’Egiodola créé en 1954 et les cépages aux noms « basques », détaillés dans le tableau suivant.
Le but était de trouver des cépages productifs, qualitatifs pour le vin, et résistants aux maladies pour remplacer les cépages peu qualitatifs qui avaient été plantés dans les suites de la crise du phylloxéra. Sept variétés, 4 rouges et 3 blancs, ont été inscrites officiellement au catalogue des cépages [2]. La plupart s’avèrent assez résistants et adaptés aux changements climatiques récents. En 2020, deux des créations de P.M. Durquety, l’Arinarnoa en rouge et le Liliorila en blanc, ont fait partie des 6 nouveaux cépages autorisés par l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO) pour un test à grande échelle dans le Bordelais (4500 vignerons des appellations Bordeaux et Bordeaux supérieur) à des fins d’adaptation du vignoble [4].
A la découverte de l’Egiodola
L’Egiodola est autorisé en France pour faire du vin dans les départements de l’Ardèche, Aude, Aveyron, Corse, Gers, Gironde, Hérault, Landes, Loire-Atlantique, Lot, Lot-et-Garonne, Maine-et-Loire, Nièvre, Pyrénées Atlantiques, Pyrénées Orientales, Tarn-et-Garonne et Var. Sa surface de production est très réduite, 300 hectares en 2004. L’Egiodola donne un vin coloré et très aromatique, assez charpenté, généreux, tannique, avec des notes poivrées et épicées. Il se prête bien aux vins de primeur ou aux vins rosés.
L’Egiodola est souvent utilisé en coupage mais on trouve des cuvées 100% Egiodola rouge ou rosé en Loire Atlantique (au moins 7 producteurs), dans le sud-ouest (au moins 3 producteurs) et dans le Languedoc Roussillon. Les surfaces sont réduites, par exemple 1 ha pour la cuvée Les Quartz du château de la Mercredière qui a motivé cet article [1], entre 0,5 et 1,1 ha pour les autres domaines cités plus loin. Il s’agit donc de cuvées très confidentielles. L’Egiodola est également cultivé au Brésil [5, 6] et en Suisse [7].
Cuvées d’Egiodola du Brésil (à gauche) et de Suisse (à droite)
Si vous voulez découvrir d’autres vins français 100% Egiodola, vous pourrez en trouver chez les producteurs suivants (liste non exhaustive) :
En région Occitanie, Domaine de Revel à Vaïssac (82800, zone d’appellation Coteaux du Quercy, cuvée Revel’ation 100% Egiodola, IGP Comté Tolosan) ; Domaine Philémon à Villeneuve-Sur-Vère (81130, zone d’appellation Gaillac, cuvée Egiodola produite en primeur) ; Cave des vignerons de Tursan / Cave des vignerons des Landes à Geaune (40320, cuvée rouge Exception 100% Egiodola, IGP Coteaux de Chalosse) ; Chateau de Brau à Villemoustaussou dans l’Aude (Cuvée Pure Egiodola, IGP Aude).
Cuvées d’Egiodola d’Occitanie
Il en existe probablement d’autres encore mieux cachés… Attention, les cuvées d’Egiodola citées, même si elles existent ou ont existé, ne se retrouvent pas toujours sur les sites internet des producteurs, il est donc préférable de les contacter directement.
Pour chacun des cépages crées par P.M. Durquety, voir le site de l’ENTAV-INRA https://selections.entav-inra.fr/fr et les sites wikipédia.fr correspondants.
Remerciements : un grand merci à monsieur Jean Durquety pour sa disponibilité, son aide documentaire et pour avoir fourni la photographie de P.M. Durquety
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Deux étiquettes contemporaines pour un même vin, un « Deutscher Sekt » ou mousseux allemand, qui porte le même nom : Rotkäppchen, « petit chaperon rouge » en français. Mais deux sociétés et deux villes d’Allemagne différentes, Freyburg sur Unstrut d’un côté, Rüdeshelim sur Rhin de l’autre.
Deux étiquettes des années 1950-60, qu’un mur séparait….
Lepetit chaperon rouge au XIXe siècle
Tout commence en 1856, dans la ville de Freybourg sur Unstrut, en Saxe-Anhalt, dans l’est de l’Allemagne. Deux frères, Moritz et Julius Kloss et un ami, Carl Foerster, s’associent pour créer la cave Kloss & Foerster et une fabrique de « champagne », dont la production augmente rapidement. Leur logo, une bouteille ailée de vin pétillant, avec la date de fondation, 1856. En 1861, ils présentent leur production de vin mousseux à l’Exposition commerciale de Thuringe à Weimar sous les noms de « Monopol », « Crémant Rosé », « Lemartin Frères » et même « Sillery Grand Mousseux » ! Les appellations d’origine protégée n’existaient pas encore.
C’est en 1895 qu’est déposée la marque Rotkäppchen, à la suite d’un procès gagné par la maison de Champagne Heidsieck & C° de Reims, propriétaire de la marque Heidsieck-Monopole qui interdit à Kloss & Foerster d’utiliser le nom de marque « Monopol ».
Le choix de du nom Rotkäppchen / petit chaperon rouge est lié à la couleur rouge vif de la coiffe et de la collerette des bouteilles, donnant une identité visuelle très réussie aux bouteilles de Sekt de la maison. Une des premières images publicitaires fait également le lien avec le personnage du conte de Charles Perrault (1628 – 1703), repris par les frères Grimm au XIXe siècle.
Pendant les première et seconde guerres mondiales, la société Koss & Foerster est confrontée à de grandes difficultés, mais elle survit.
Carte postale publicitaire du Rotkäppchen de Koss & Foerster postée le 23 septembre 1915
Le Rotkäppchen en RDA communiste…et en RFA
Après la seconde guerre mondiale, la société Kloss & Foerster de Freyburg est mise sous tutelle de l’administration militaire soviétique, puis nationalisée sous le nom de « VEB Rotkäppchen-Sektkellerei Freyburg/Unstrut ». C’est à partir de là que le petit chaperon rouge a désigné à la fois le produit phare de la société, le vin mousseux coiffé de rouge, et la société productrice elle-même.
Mais simultanément, Gunther Kloss, un petit fils des fondateurs, se réfugie en Allemagne de l’ouest où il recrée en 1952 une nouvelle société Kloss & Foerster à Rüdesheim am Rhein. Il y produit naturellement aussi du Rotkäppchen. On peut donc trouver du sekt Rotkäppchen des deux côtés du mur. C’est ce dont témoignent nos deux étiquettes : celle de l’Allemagne de l’est à gauche, au site d’origine à Freyburg, arborant toutes les médailles obtenues dans divers salons vinicoles du bloc soviétique ; et celle de l’Allemagne de l’ouest à droite, expatriée à Rüdesheim / Rhein mais qui a gardé le logo de la maison d’origine et des droits sur la marque.
La période communiste a été favorable au Rotkäppchen. « C’était le seul sekt disponible en RDA », précise l’ancien directeur du centre de documentation sur la culture quotidienne de la RDA (à Eisenhüttenstadt) : « On n’en trouvait pas partout, mais les gens le buvaient pour les occasions comme les anniversaires ou mariages. Les Allemands de l’Est faisaient la queue devant les magasins lorsqu’un stock était mis en vente. Et les dirigeants est-allemands trinquaient à l’amitié entre les peuples avec du Rotkäppchen. » [1, 2].
L’état a développé une politique coordonnée d’amélioration de la production et, en 1975, le département de recherche et développement de la VEB Rotkäppchen-Sektkellerei a été désigné comme le centre de recherche central de l’industrie du vin et des vins mousseux en RDA. Un témoignage insolite des innovations proposées à l’époque : un mousseux pour diabétiques (diabetikersekt), vinifié en sec, dans lequel le saccharose aurait été remplacé par du fructose[3], mais aussi par du sorbitol, comme l’indique cette étiquette.
Vin mousseux sec pour diabétiques produit en demi-bouteille en RDA dans les années 1970. Les mentions de l’étiquette précisent le nombre de KiloJoules et de sorbitol contenues dans 100 ml, les précautions médicales d’une consommation quotidienne de plus de 30 g de sorbitol. KHE est une unité de contenance glucidique des aliments correspondant à 10 g de glucides. Le terme Zyklomat est plus obscur s’agissant de diabète, il s’agit actuellement d’une marque de filtres industriels !…
Le Rotkäppchen après la réunification de l’Allemagne
A la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, l’entreprise est leader du marché en RDA. Mais après la réunification allemande, les ventes s’effondrent, passant de 15 à moins de 2 millions de bouteilles en 1991. Transformée par l’agence du trésor de l’Etat en société à responsabilité limitée (GmBH), les effectifs sont réduits de 350 à 60 salariés, un contrat est signé avec Michael Kloss pour la ré-acquisition de la marque en 1991.
Mais ce qui sauve la Rotkäppchen Sektkellerei GmbH , c’est son rachat en 1993 par 5 cadres de l’entreprise, qui vont lui donner un second souffle, aidés d’un investisseur ouest-allemand.
Et, surprise, les « Wessi », Allemands de l’ouest souvent méprisants à l’égard des produits de l’ex-RDA, découvrent, apprécient et adoptent rapidement ce « champagne communiste » tout habillé de rouge. Il faut dire que Rotkäppchen a aussi la bonne idée de proposer tous ses mousseux, doux ou secs, blancs ou rosés, à un prix unique (moins de 5 euros la bouteille). Simple, pas cher, soutenu par un marketing et une promotion efficaces [4], il devient à la mode et les ventes explosent.
La gamme des Rotkäppchen mousseux en 2021. Le rouge vermillon de la coiffe vire au carmin.
Donnée pour morte, la Rotkäppchen Sektkellerei renait et connait une croissance exponentielle. En 2002, à la suite du rachat à Seagram des marques Mumm (sauf le Champagne), MM Extra et Jules Mumm (voir notre article « Un Mumm pour une diva » ), la société devient Rotkäppchen-Mumm Sektkellereien. La politique d’acquisitions se poursuit (mousseux Geldermann en 2003, marques allemandes et internationales de vins tranquilles). La marque propose actuellement des produits très diversifiés, des vins mousseux ou tranquilles, des cocktails variés et des vins sans alcool.
Etiquette de mousseux allemand de la maison Deutz-Geldermann, dont les fondateurs ont également créé la maison de champagne Deutz à Reims en 1838.
Un article très complet de Frédéric Therin pour Les Echos sur l’évolution récente de la société Rotkäppchen-Mumm Sektkellereien fournit des chiffres impressionnants : « En 2013, Rotkäppchen a vendu 168,5 millions de bouteilles de vin pétillant, 43,9 millions bouteilles de spiritueux et 21,6 millions de bouteilles de vin tranquille ». Le directeur marketing du groupe ajoute : « Avec une part de marché national de 52%, nous sommes le plus important producteur de Sekt. Le nombre d’employés est passé de 60 à 575 depuis 1991. » [5]
Ainsi, le Rotkäppchen est l’un des rares produits de RDA à avoir conquis l’ensemble de l’Allemagne et sa société productrice une des rares de l’ex-RDA à devenir un des leaders mondiaux de son secteur, celui des vins pétillants.
La revanche du petit chaperon rouge sur les grands méchants loups du monde globalisé des vins mousseux, diront certains. Revanche également économique pour la région de Saxe-Anhalt, l’une des plus sinistrées de l’ex-RDA.
Cependant, le Rotkäppchen, bien que produit dans une jolie petite ville entourée de collines et de vignes, n’a plus rien d’un vin Allemand local. L’article des Echos, déjà cité [5], nous apprend que la seconde fermentation, qui produit l’effervescence, ne s’opère pas en bouteilles comme pour le champagne ou d’autres vins effervescents, mais « dans de gigantesques cuves de douze mètres de haut contenant 160 000 litres chacune. A Freyburg, les hangars de Rotkäppchen abritent 330 immenses réservoirs dans lesquels la levure est brassée par des hélices. Une bouteille contient en moyenne une trentaine de vins différents récoltés en Italie, en Espagne, en Autriche, en Allemagne et en France. A 3,99 euros (en 2015) la bouteille, on peut difficilement s’attendre à boire un cru exceptionnel… »
Pour « boucler la boucle » signalons qu’à côté du maintenant célèbre Rotkäppchen, un Sekt est à nouveau commercialisé dans la même gamme de prix par la Rotkäppchen Sektkellerei de Freyburb sous le nom de « Kloss & Foerster », comme au début de l’histoire. Pas de coiffe rouge, ni logo d’origine, mais l’étiquette mentionne tout de même l’ancienneté de la maison « Tradition du mousseux depuis 1856 »
Prosit !
Etiquette de Rotkäppchen demi-doux de la période Allemagne de l’est, « cuvée spéciale 1856 » , qui célébrait peut-être le centenaire de la maison ?
Ce modeste rectangle de papier de très petites dimensions ( 53 x 33 mm) est une des plus anciennes étiquettes de vin qui soient arrivées jusqu’à nous.
Le papier chiffon vergé est identique à celui des assignats ou autres documents de la fin du XVIIIe siècle. Le nom du vin « Sillery » (en Champagne), a été tracé à la plume d’une belle écriture cursive inclinée. Et, ce qui est rarissime pour une étiquette aussi ancienne, quelques indications complémentaires ont été imprimées : « LABOUR, Négociant. Hotel des Americains, Rue St Honoré près l’Oratoire ».
Ce n’est pas une mais plusieurs histoires, que raconte cette étiquette. Elle renvoie aux origines de l’étiquette de vin et nous plonge dans le Paris de la Révolution française….
Isolée d’un bloc de quatre…
Pour commencer, cette étiquette n’est pas une inconnue. Elle a fait partie de la collection du regretté Georges Renoy. Historien, homme de lettre auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, scénariste et producteur de télévision belge, c’était aussi un œnographile passionné. Il a été parmi les premiers à collectionner les documents anciens consacrés au monde du vin, en particulier les étiquettes, et en a produit de magnifiques livres d’art qui font référence : « Les étiquettes de vin » (1981), « Le livre de l’étiquette de vin » (1995), « l’étiquette de Champagne » (1996), « les mémoires du Champagne » (1983), « les mémoires du Bordeaux » (1984), ce dernier récompensé par le grand prix littéraire de l’académie du vin de Bordeaux.
Notre étiquette faisait initialement partie d’un bloc de quatre étiquettes « passe partout », trois d’entre elles portant la mention manuscrite « Sillery » (la nôtre est celle du haut à gauche), la quatrième la mention « Malvoisie ». Ce bloc est reproduit dans Le livre de l’étiquette de vin[1], page 7, avec le commentaire suivant :
« Autre chose est ce carré de quatre petites étiquettes à découper, imprimées pour le compte du sieur Labour, négociant à Paris, rue Saint-Honoré. Trois portent la mention manuscrite « Sillery » l’autre « Malvoisie ». Il s’agit bien de vin, cette fois, et le style de cette pièce rarissime ne laisse place qu’à peu d’hésitation. Nous voici sous Louis XVI ou sous la Terreur ou sous le Consulat. Hélas, aucun millésime ne vient étayer ma séduisante quasi-certitude. ».
Après le décès de Georges Renoy en 2001, ses ayant droits ont vendu les 4 étiquettes de ce bloc séparément, à la découpe si on peut dire, via un site célèbre d’enchères sur internet.
L’Hôtel des Américains et son magasin de comestibles
Si l’étiquette a déjà été publiée et commentée [2], personne à notre connaissance n’a publié de recherche sur ce Labour, négociant à l’hôtel des Américains, rue Saint-Honoré à Paris. L’hôtel des Américains, situé au numéro 400, puis 170, puis 147-147 bis de la rue Saint Honoré à Paris (correspondant approximativement au numéro 143 actuel, [3]), aurait pris ce nom en 1765 selon Charles Lefeuve et son Histoire de Paris, rue par rue, maison par maison[4] :
« Il y avait plus bas encore, dans notre rue, deux ou trois magasins de comestibles ; un seul a survécu, c’est l’hôtel des Américains, dénomination prise en 1765 ». Cette date est confirmée par une publicité bien plus récente, parue dans un journal de 1891 « Hôtel des Américains, 139 rue Saint-Honoré, Paris. Maison fondée en 1765 par Menier »[5], mais pas par la liste des propriétaires établie entre 1766 et 1700 dans le Papier terrier du Roy de la ville de Paris pour le n° 400 de la rue Saint Honoré ou les bâtiments voisins [6] (voir plan ci-dessous ; l’emplacement de l’Hôtel des Américains est entouré de rouge, entre la rue des Poulies et la rue bordant l’église des pères de l’Oratoire, future rue de l’Oratoire nommée à cette période « rue du cul de sac de l’Autruche » !
Papier terrier du Roy de la ville de Paris et la rue Saint Honoré, vers 1700. L’emplacement de l’Hôtel des Américains est cerclé de rouge
L’hôtel des Américains a hébergé en 1772 une fabrique de savon (du sieur Dardelié) et vers 1782 un restaurateur (le sieur Huré), mais aussi et surtout, depuis au moins 1776, un commerce de comestibles tenu par le sieur Delavoyepierre. Selon l’Almanach du comestible, nécessaire aux personnes de bon goût et de bon appétit du 1er janvier 1776, on trouve au « dépôt de Provence, Hôtel des Américains, rue St Honoré » du « thon mariné et des huitres marinées », des « fromages de Nangis en Brie » et des « fruits d’hiver & pour le carême ».
Le 26 octobre 1776, un avis publié dans La Gazette du Commerce nous informe que : « Le sieur Delavoiepierre, Négociant, rue Saint-Honoré, à l’Hôtel des Américains, entre l’Oratoire & la rue des Poulies, vient d’établir un magasin sous le nom de dépôt de Provence, ou il tient le dépôt de l’huile vierge de Provence du sieur Sieuve, extraite de la seule chair des olives, séparée du noyau ». En 1777, en plus de son huile de Provence « infiniment supérieure à toutes celles que l’on connoisse ; c’est le jugement qu’en a rendu l’Académie dans un de ses mémoires au mois de février 1769 », le magasin se diversifie et expédie dans toute la France : « Il envoie de l’huile fine de Provence des autres fabriques à 26 sols la livre ; de l’huile fine d’Oneille à 22 sols ; de l’huile ordinaire à 20 sols & toutes sortes d’épiceries de la meilleure qualité. Il a réuni à son magasin le dépôt général des porcelaines de Limoges, très connues pour leur beauté, & de la propriété qu’elles ont de soutenir le feu ; un assortiment complet de porcelaines de Chantilli, & de Fayance anglaise. Il se chargera de toutes sortes d’envois, toujours par la voie la plus économique & sans aucune rétribution. » [7].
Les Tablettes royales indiquent que Delavoyepierre (ou Delavoiepierre, ou de Lavoyepierre, on trouve au moins 5 orthographes différentes…) en était encore propriétaire en 1786 : « Lavoyepierre (de), rue St. Honoré, à l’hôtel des Américains, tient un des magasins le mieux assorti en comestibles rares & délicats. » [8].
Jean-Baptiste Labour et l’Hôtel des Américains
En 1788 ou 1789, le magasin de comestibles de l’Hôtel des Américains a été repris par Jean-Baptiste Labour, dont le contrat mariage de 1779 indique qu’il était déjà « marchand épicier » à Paris à cette époque.
Les Tablettes royales de l’année 1789 [9] notent : « Labour, successeur de M. Delavoiepierre, hôtel des Américains, rue S. Honoré, près l’Oratoire, tient la plus grande collection de toutes sortes de comestibles les plus rares & les plus estimés de tous les pays, les gibiers rares, les poissons, les pâtés, les fruits, les vins & liqueurs des pays étrangers, & généralement tout ce qu’il y a de plus rare & de plus recherché. »
Une annonce parue dans l’édition d’Affiches, annonces et avis divers du 1er juillet 1789, soit deux semaines avant la prise de la Bastille, confirme que : « Le sieur Labour, successeur du sieur de la Voyepierre, rue S. Honoré, hôtel des Américains, près de l’Oratoire, a reçu des HARENGS SECS nouveaux, & des FROMAGES de Roquefort. Il reçoit 2 fois la semaine, des Sardines fraîches, légèrement imprégnées de Sel & il attend incessamment des sardines marinées à l’huile vierge. » [10]. Le contenu de l’annonce peut paraître décalé par rapport à la situation de pénurie de blé et de famine de la population parisienne lors de la Révolution …
Sous la direction de Jean-Baptiste Labour, secondé par son frère Laurent puis par ses neveux, le magasin de comestible de l’hôtel des Américains est resté un des meilleurs et des plus renommés de Paris. Voici ce qu’on pouvait y trouver en 1798 :
« Hôtel des Américains rue Saint – Honoré, près l’oratoire. On vient d’y recevoir des saucissons nouveaux de Bologne, d’Arles & Lyon, aussi des fromages vrais Gruyères, on y a toujours des dindes et poulardes aux truffes, pâtés aux truffes de Périgueux et de Nérac ; pieds de cochon et cervelets aux truffes, truffes fraîches du Périgord, hures & langues fourrées de Troyes, jambonneaux et fromages de cochon de Reims, huîtres, thon et anchois marinés, olives fraîches et farcies, fruits secs et confis de Tours et de Provence, pâte d’abricots, pommes et coings d’Auvergne, confitures et sirops de toutes espèces, marrons de Lyon et du Luc, chocolat de santé et à la vanille , biscottes pour les déjeuners liquides, vins de Bourgogne, Champagne, Bordeaux, du Rhin, d’Espagne, et de toutes sortes de vins français & étrangers, tablettes de bouillon incorruptibles, pâtés de Chartres, Rouen, Amiens, et Pithiviers, vinaigre préparé & simple, falot, fagou, kieife, gruau, et autres farineux, morues d’Hollande. » (Journal de Paris, 14 janvier 1798).
Au départ à la retraite de Jean-Baptiste Labour, le magasin est repris par ses neveux (Labour neveu et Mielle), qui participaient déjà activement à son activité et sa renommée. Dans l’Almanach du commerce de Paris, Jean-Baptiste Labour est noté comme propriétaire du magasin jusqu’en 1808. A partir de 1810, il est remplacé, à la rubrique « Marchands de comestibles », par « La Bour et Mielle, r. S.-Honoré, 147. »,
Dans son Manuel des amphitryons, publié en 1808 [11], le grand critique gastronomique Grimod de la Reynière fait de l’Hôtel des Américains le premier des magasins de comestibles de Paris voire d’Europe et rend un hommage vibrant à ses propriétaires successifs :
« C’est un service à rendre aux Amphytrions, que de leur répéter sans cesse que l’Hôtel des Américains est le premier magasin de comestibles, non seulement de Paris, mais de l’Europe. Des correspondances sûres, très-étendues, très multipliées et très bien servies, dans toutes les parties de l’Univers gourmand, permettent à MM Labour, neveux (devenus par la retraite de leur oncle, seuls propriétaires de cette illustre maison, qu’ils gouvernoient déjà depuis long-temps avec une activité sans pareille,) d’avoir les comestibles les meilleurs de tous les pays ; et en raison de l’immense débit qu’ils en font, de les donner à des prix raisonnables. Aussi, du matin jusqu’au soir, la foule abonde dans cette boutique, que de vastes magasins alimentent et renouvellent sans cesse. C’est vraiment un spectacle aussi curieux, qu’il est intéressant et apéritif. Depuis dix heures du matin jusqu’à onze heures du soir, c’est une procession continuelle de piétons et de voitures, et personne ne s’en retourne à vide. (Rue Saint-Honoré, N°. 147) » .
Ce texte, probablement écrit en 1807, suggère que Jean-Baptiste Labour avait déjà passé la main à ses neveux à cette période.
De ce rapide historique, on peut conclure que notre étiquette et le bloc initial de 4 ont été très probablement édités entre 1789 et 1807-1808).
Toute sa vie, Georges Renoy a traqué les étiquettes les plus anciennes, voire la plus ancienne. Il était arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas d’étiquette de vin connue éditée avant 1800. Il fait la démonstration que les étiquettes que l’on peut admirer en Allemagne, au musée de Beaune, ou dans la collection de Moët et Chandon, si elles arborent des millésimes antérieurs à 1800, sont de facture plus récente. 1800 était pour lui une date butoir et il avait proposé de nommer « incunable » toute étiquette de vin éditée avec certitude avant 1800.
Certaines sources [12, 13] voudraient que les étiquettes de vins telles que nous les connaissons actuellement soient nées avec la lithographie. La lithographie, rappelons le, a été inventée en 1793, brevetée en 1796, réellement opérationnelle pour une production commerciale à partir de 1810 [14], et utilisée dans la production d’étiquettes de vin à partir de 1830, d’abord en Allemagne, en Champagne et à Bordeaux avant de se généraliser à la fin du XIXe siècle.
Cette étiquette, comme plusieurs autres, tend à prouver qu’il n’en est rien. Les toutes premières étiquettes pour bouteilles de vin existaient lors de la seconde moitié du XVIIIe siècle, bien avant l’invention de la lithographie. Elles étaient imprimées sur des presses classiques. Quelle que soit l’origine géographique du vin, leur modèle était assez stéréotypé, impression en noir limitée au nom du vin encadré par une frise. Roland Moser les décrit ainsi : « Le format en est modeste, rectangulaire, parfois carré pour les liqueurs. Le seul élément imprimé est un cadre, décor de feuillages ou de guirlandes, un motif décoratif répété sur les quatre bords de l’étiquette, le cadre pouvant être doublé ou triplé… Des mentions peuvent y être imprimées mais le plus souvent l’espace central est libéré pour qu’on puisse y inscrire à la main une origine géographique ou un millésime ou le genre du breuvage contenu, liqueur ou vin. ».
Exemples d’étiquettes de vin de la fin du XVIIIe début du XIXe siècles non lithographiées
En voici quelques exemples de la période fin XVIIIe-début XIXe siècle, sans plus de précision. L’étiquette de vin du jura millésimé (Salins 1827) indique que ce type d’impression a continué à être utilisé au début du XIXe siècle. A l’opposé, l’étiquette du Vin de la Solitude (actuellement un Châteauneuf du Pape) daterait des années 1780 [15], ce qui en ferait la plus ancienne étiquette de vin actuellement connue.
La période d’activité de Jean-Baptiste Labour à l’hôtel des Américains (1789-1808) ne nous permet pas d’affirmer que notre étiquette est du XVIIIe siècle, hélas…. En revanche, elle nous permet de rêver un peu….
La rue Saint-Honoré en 1789. Nouveau plan routier de la Ville et Faubourgs de Paris, avec ses Principaux Edifices et Nouvelles barrières / par M. Pichon, Ingénieur Geographe ; Gravé par Glot ; E. Voysard sc. (1789). BnF Gallica. http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb406255146
La rue Saint Honoré au cœur de la Révolution française
En effet, il est certain que, compte tenu de la période d’activité de Jean-Baptiste Labour, notre étiquette a connu la Révolution française, la Terreur, ou le consulat, Georges Renoy avait vu juste. Et la rue Saint Honoré a été au centre de nombreux évènements liés à la Révolution [16]. Plus longue rue de Paris à l’époque, seule à assurer la circulation vers l’ouest (la rue de Rivoli, l’avenue de l’Opéra, l’avenue des Champs Elysées n’existaient pas), elle était proche du Palais Royal, des Tuileries, de la salle du manège des Tuileries où ont siégé les assemblées parlementaires. Le club des Jacobins (dont Laurent Labour, frère de Jean-Baptiste était membre) y tenait ses réunions au n° 308. Barère, l’abbé Seyiès, Marat et plus de 100 parlementaires ont logé dans les nombreux hôtels meublés de la rue « à proximité des Feuillants et des Tuileries »[16]. Maximilien Robespierre y résidait également, hébergé chez le menuisier Duplay au n° 366.
Tous les convois des condamnés à la guillotine sont passés par la rue Saint Honoré et devant l’Hôtel des Américains pour aller de la Conciergerie ou du palais de justice à la Place de la Révolution (actuelle place de la Concorde) où les exécutions ont eu lieu entre 1793 et 1794.
Aussi, on peut se laisser à rêver que notre étiquette a vu (ou entendu) passer les charrettes emportant des célébrités à l’échafaud. Par exemple celle de Danton le 5 avril 1794 (16 germinal an II) qui, lorsqu’il est passé devant la maison de Robespierre au n° 366, s’écria « Robespierre, tu me suis ! Ta maison sera rasée ! On y sèmera du sel ! ». Ou celle de Robespierre lui-même quelques mois plus tard, le 28 juillet 1794 (10 Thermidor), dont le convoi fut arrêté un instant devant sa maison et la façade barbouillée de sang de boucher [16, 17].
« Robespierre va à la Guillotine, insulté par ceux qui l’acclamaient la veille«
Peinture d’Alfred Mouillard.
Reproduction photographique : Paris Musées, Musée Carnavalet
Liens et références :
Georges Renoy. Le livre de l’étiquette de vin. Bruxelles, Racine, et Paris, Vilo, 1995
La numérotation des rues parisiennes a changé à plusieurs reprises. La parcelle sur la quelle était l’Hôtel des Américains a eu les numéros successifs suivants : n° 400 (système Terrier avant 1780), n°609 (systéme Royal 1780-1791), n° 170 (Section des Gardes Françaises 1791-1805), n°147-147 bis (système Empire après 1806), ce qui correspond au N° 143 de la numérotation actuelle. Source wikigeohistoricaldata : Rue Saint-Honoré – Parcelle n°147 (Empire) https://wiki.geohistoricaldata.org/Rue_Saint-Honor%C3%A9_-_Parcelle_n%C2%B0147_(Empire)
Publicité parue dans le journal Le Fin de siècle du 4 avr. 1891, p. 4/4. L’Hôtel des Américains à son emplacement d’origine a été démoli au début du XIXe siècle, le magasin a été déplacé au 139 de la rue St Honoré.
Papier du Terrier du Roi pour la ville de Paris, 1700.Index des rues du Quartier de la Ville (tome I) [AN Q1-1099-3/] – (Paris, France) – Terriers, compoix et cadastre 1666 – 1700
Mathurin Roze de Chantoiseau. Tablettes royales de correspondance et d’indication générale des principales fabriques, manufactures et maisons de commerce d’épicerie-droguerie, cirerie, couleurs et vernis, grains, vins, fruits… et autres comestibles de Paris et autres villes du royaume et des pays étrangers pour l’année 1786. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5821581z/f25
Les étiquettes de vin illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur ou des copies d’écran des sites internet des producteurs ou distributeurs. L’alcool est dangereux pour la santé, A consommer avec modération.
Cette étiquette ancienne de « Champagne Patti » met en lumière plusieurs personnalités de la France de la seconde moitié du XIXe siècle, bien oubliées de nos jours : Jules Mumm, acteur éphémère de l’histoire mouvementée de la maison de Champagne Mumm, Adelina Patti, cantatrice célèbre à l’époque, mais aussi un des premiers photographes de stars et un graveur historique parisiens .
Le Champagne Jules Mumm
Le Champagne Mumm et sa cuvée Cordon Rouge, tout le monde connait.
La maison Mumm a été fondée à Reims en 1827 par 5 Allemands, trois frères Mumm originaires de Francfort, Gottlieb (1782-1852), Jacobus (1779-1835) et Philipp (1782-1842), associées à Friedrich Giesler, originaire de Rhénanie, et G. Heuser dont on sait moins de choses sinon qu’il possédait déjà une maison de négoce de vin à Reims et était marié à une épouse champenoise. La société s’est appelée initialement P. A. Mumm, Giesler & C°, la mention P. A. faisant référence à Peter-Arnold Mumm (1733-1797), père des trois frères Mumm, ancien banquier devenu en 1761 un important négociant exportateur en vins de Rhénanie, qui les a probablement financés.
Délicate étiquette lithographiée bleu et argent sur fond blanc des origines de la maison Mumm. ( P.A. Mumm & C°) et l’un des premiers millésimes,1846.
Très rapidement, la maison Mumm P.A. et C° exporte près de 70 000 bouteilles par an sans posséder de vignes ou presque, grâce à une politique d’achat de raisin ou de vin de haute qualité et un réseau de revente étendu. Les acquisitions importantes de vignes par Mumm sont postérieures à 1880.
Heuser quitte la société en 1830, Giesler fonde sa propre maison de Champagne à Avize en 1837.
A la mort en 1852 du dernier des 3 frères fondateurs, Gottlieb, les associés se séparent et constituent deux sociétés indépendantes qui restent toutefois étroitement liées à la « maison mère » Peter Arnold Mumm en Allemagne :
G. H. Mumm & Co par Georges Hermann Mumm (1816-1887), fils de Gottlieb, associé à un Français, Guillaume de Bary.
Jules Mumm & Co par Jules Mumm (1809-1863), fils de Jacobus.
C’est Jules Mumm et C° et « les aînés et les plus anciens associés » qui conservent le siège social de la maison mère, comme l’explique ce document publicitaire du Champagne Jules Mumm, un marque page /tarif datant de 1893 et illustré par Maurice Réalier-Dumas.
Marque page publicitaire des Champagne Jules Mumm et C°, vers 1893 (113 x 32 mm)
Verso du marque-page publicitaire servant de tarif pour les Champagne Jules Mumm et C°
La scission est relativement courte. En difficulté financière à partir de 1903, la maison Jules Mumm & C° est dissoute en 1910 et partiellement rachetée par G. H. Mumm et C° (y compris la marque déposée « Jules Mumm »).
C’est ensuite l’ascension phénoménale de la maison G. H. Mumm & C° jusqu’à la première guerre mondiale ; sa confiscation par la France en 1914 (Georges Hermann Mumm étant resté allemand, bien qu’il ait déposé en 1876 l’habillage au fameux cordon rouge en hommage à la légion d’honneur française) ; la vente aux enchères en 1920 à la Société Vinicole de Champagne ; la reprise par le fils de Georges Hermann au nom du 3ème Reich de 1940 à 1945 ; puis une nouvelle « francisation » de la société, qui s’est appelée à partir de 1946 « G. H. Mumm & C°, Société Vinicole de Champagne, Successeurs », nom que l’on peut voir sur les étiquettes de l’époque jusqu’au rachat par Seagram en 1985 ; puis les reventes successives à d’autres groupes internationaux de vins et spiritueux [1, 2].
Etiquettes du Cordon Rouge G.H. Mumm & C° millésimes 1913 et 1921 : ajout de la mention « Société Vinicole de Champagne successeurs », d’abord par un tampon apposé sur les étiquettes antérieures à 1920, puis imprimée dans la nouvelle étiquette à partir de 1920.
Le renouveau du Sekt Jules Mumm
Rebondissement récent, des bouteilles de vin pétillant « Jules Mumm » sont réapparues sur le marché. Les vins sont produits en sec, demi-sec et rosé par la société Rotkäppchen-Mumm Sektkellereien GmbH à Freyburg en Allemagne (région viticole du Rheingau). L’explication : l’historique maison de vins mousseux Rotkäppchen a ajouté le nom de Mumm, car elle a racheté en 2000 les marques « Mumm », « Jules Mumm » et « MM Extra » à Seagram, à l’exception du champagne Mumm, qui a été racheté par Pernod Ricard. L’histoire n’est pas terminée car, à son tour selon la rumeur courant en 2025, Pernod Ricard chercherait à revendre la maison de Champagne Mumm …
En ce qui concerne le sekt Jules Mumm, un site de vente sur internet prend un certain risque juridique dans sa notice, qui se veut alléchante malgré une version française approximative : « Le Medium Dry de Jules Mumm séduit par sa perlage vivante et ses arômes fruités de physalis, papaye et mangue. (…). Fabriqué dans le renommé Rheingau, ce champagne promet un morceau de tradition viticole allemande dans chaque gorgée » [3].
Champagne ? Vous avez bien lu : champagnede tradition viticole allemande ?
Adelina Patti
Entre les années 1870 et 1890, la maison de Champagne Jules Mumm alors en plein essor, a dédié une cuvée spéciale à la diva Adelina Patti.
Adela Juana María Patti (1843-1919), dite Adelina Patti, était une chanteuse lyrique espagnole célèbre de la fin du XIXe siècle. Issue d’une famille de musiciens, formée aux USA, précoce (début de carrière à 9 ans), dotée, comme la Malibran un peu avant elle, d’une tessiture étendue (soprano colorature) et d’une qualité de chant remarquable, elle a triomphé sur toutes les scènes du monde, joué et chanté de nombreux rôles avec une prédilection pour l’opéra italien et français. La longévité de sa carrière (plus de 50 ans) a été exceptionnelle. Elle s’est mariée avec un marquis de Caux, puis remariée deux fois après divorce en gardant le titre de marquise. « La marquise de Caux sera chez elle samedi soir ; la Patti chantera » écrivait-elle sur ses invitations.
Considérée comme la dernière des grandes divas du XIXe siècle, « La Patti » est enterrée au Père Lachaise [4]. On peut encore entendre sa voix, enregistrée en 1905 ou 1906 sur disques 78 tours [5, 6].
Charles Reutlinger et Moïse Stern…
Le portrait gravé d’Adelina Patti reproduit sur l’étiquette (Stern, graveur à Paris) a été réalisée à partir d’une photographie de Charles Reutlinger. Ce photographe d’origine allemande, fondateur en 1850 de l’un des plus importants studios de photographie parisiens, s’était spécialisé dans les portraits de personnalités célèbres [7]. La photographie originale est conservée au musée Carnavalet de Paris.
Adelina Patti. Photographie de Charles Reutlinger
C’est probablement la même photographie qui a inspiré Gustave Doré, auteur d’une gravure en couleur du portrait d’Adelina Patti, qui reprend avec quelques nuances le profil gauche avec pendant d’oreille et fleur blanche dans la coiffure.
Adelina Patti. Gravure de Gustave Doré
L’étiquette de « Champagne Patti » a été produite par le célèbre atelier-boutique de gravure Stern, ouvert à Paris en 1834 par Anselme Aumoitte et Moise Stern. Il réalisait tous les travaux d’imprimerie et de gravure, en particulier des cartons d’invitation, des menus, des cartes de visite pour une clientèle prestigieuse, noblesse et haute bourgeoisie, ambassades, grandes sociétés, l’Elysée [8]. Stern a fusionné en 2018 avec Boisnard, un autre imprimeur graveur parisien, et l’activité existe toujours en 2025 au sein du groupe des établissements Lavrut [9].
La boutique-atelier historique, classée et aujourd’hui occupée par le Caffè Stern [10], est toujours visible à Paris, au 47 passage des Panoramas à Paris.
Liens et références :
Pour en savoir plus sur l’histoire mouvementée de la maison de Champagne Mumm, on peut lire les chapitres consacrés à cette grande maison dans l’encyclopédie « l’histoire du Champagne » du Colonnel François Bonal, une référence … https://maisons-champagne.com/fr/encyclopedies/histoire-du-champagne ,
L’air des bijoux. Faust de Gounot, enregistré en décembre 1905 au domicile d’Adelina Patti, à Craig-y-Nos (Pays de Galles). Piano : by Landon Ronald. Disque 78 tours His Master’s voicie. The Gramophone Co. https://www.youtube.com/watch?v=fB6BEQ-9TDg
Site Gallica de la Bibliothèque nationale de France. La sonnambula. Ah ! non Credea mirarti / Bellini, compositeur. ; Adelina Patti, Soprano ; Alfredo Barili, piano. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1284249
Les étiquettes de vin illustrant cet article sont issues de la collection de l’auteur. Les boissons alcoolisées peuvent être dangereuses pour la santé et sont à consommer avec modération.
Cette étiquette de vin d’Alsace pinot gris provient de la Cave du Vieil Armand, coopérative viticole du Haut Rhin en Alsace. Créée en 1959, c’est la plus méridionale du vignoble alsacien, entre Soultz, Guebwiller et Cernay [1].
Une partie de ses vignobles est située sur les contreforts du Vieil Armand, qui est une montagne alsacienne au sud des Vosges. Une jolie montagne boisée qui culmine à 956 mètres, tout près du grand ballon d’Alsace.
En alsacien (et en allemand [2]), ce sommet ne s’appelait pas Vieil Armand, mais Hartmannswillerkopf, qui signifie le sommet (kopf = tête) du Hartmannswiller, nom d’un village en contrebas, dans la plaine alsacienne.
Le Hartmannswillerkopf, haut-lieu de la guerre de 1914-1918
Depuis 1915, le Hartmannswillerkopf (diminutifs HWK ou Hartmann) est inscrit à jamais dans la mémoire de l’Alsace, de la France et de l’Allemagne. Car c’est le site d’une des batailles les plus emblématiques de la guerre de 14-18. Entre décembre 1914 et janvier 1916, les armées allemande et française se sont acharnées à en conquérir le sommet, qui a changé d’occupant 8 fois de suite en quelques mois… En vain [3]. Les états-majors se sont finalement résolus à stabiliser la ligne de front de part et d’autre de ses flancs.
Le sommet tant convoité, arasé, nu, est resté jusqu’en 1918 un no man’s land bordé de tranchées, de bunkers, de fantassins, sentinelles et mitrailleuses ennemies se faisant face à quelques dizaines de mètres, dans le froid, la boue ou la neige. Le front s’est ainsi stabilisé, mais avec d’incessants combats, coups de main de part et d’autre, blessés et morts, jusqu’à l’armistice de 1918.
Le HWK a été appelé « la mangeuse d’homme » ou « la montagne de la mort », par les soldats qui y ont combattu. On estime à 30 000 le nombre de soldats des deux camps morts, blessés ou disparus. Environs 12 000 soldats inconnus reposent dans la crypte du monument national inauguré en 1932 [4].
La jolie montagne couverte de sapins a ainsi été transformée en un vaste champ de bataille, lunaire, apocalyptique (photos), dont les vestiges sont encore bien visibles. La visite du site est poignante [5, 6]. Le Hartmannswillerkopf est le premier des quatre monuments historiques qui ont reçu l’appellation de « Monument national de la Grande Guerre ».
Du HWK au Vieil Armand
Toutes les cartes touristiques, cartes de la route des vins d’Alsace, panneaux signalétiques actuels ont adopté le nom de « Vieil Armand » au détriment du « Hartmannswillerkopf ». D’où vient cette double dénomination ?
Il apparait que c’est un général commandant les troupes françaises au HKW, le général Serret, qui aurait inventé le nom de « Vieil Armand », Hartmann étant l’équivalent d’Armand en français. Il l’a en tout cas employé pour la première fois pour désigner ce sommet dans une lettre à son épouse. Le nom de Vieil Armand a ensuite été repris et largement diffusé par les journalistes de presse écrite française, venus régulièrement près du site pour « couvrir » la bataille, puis adopté par les poilus.
Il est resté depuis. Et les arbres ont repoussé, naturellement, avec une faune et une flore spécifique protégée. La montagne est redevenue un lieu de jolies balades, mais avec vue sur des cimetières militaires et une croix sommitale commémorative de tous ceux qui y ont laissé leur vie.
Liens et références :
Site de la cave du Vieil Armand, 1 route de Cernay, Route des Vins d’Alsace 68360 SOULTZ – WUENHEIM. https://www.cavevieilarmand.com/
L’Alsace a été germanique du Moyen Âge au XVIIe siècle, puis française jusqu’en 1870, allemande jusqu’en 1918, et française depuis, à l’exception des quatre années d’annexion par le IIIe Reich.
Pour fêter ce mois de janvier que certains esprits chagrins voudraient nous imposer sobre, « dry » ou de « défi sans alcool » [1], proposons une tisane … de Champagne ! Qui peut penser, en voyant cette étiquette sobrement intitulée « Tisane », qu’il s’agit en fait d’une étiquette de Champagne du siècle dernier ? Vous en doutez ? Alors lisez la suite…
Les origines du mot tisane
Chez les grecs anciens, « ptisanê » désignait de l’orge pilée, avec laquelle on faisait une décoction qu’on administrait aux malades. Au XVIIe siècle, le mot a peu évolué, mais désigne la boisson et non la plante infusée, ainsi qu’on le lit dans le premier dictionnaire de l’Académie française (1694) : « PTISANNE. s. f. On prononce Tisanne, Breuvage composé avec de l’orge, de la réglisse, du chiendent, ou autres simples qu’on fait boüillir ou simplement infuser dans de l’eau. ». Un siècle plus tard dans la 5è édition du même dictionnaire (l798), le mot « tisane » a pris son orthographe moderne, mais sa définition reste quasi inchangée, sans aucune allusion à son possible emploi pour désigner du vin.
Tisane de vin, tisane de Champagne
L’usage d’utiliser le mot tisane pour désigner du vin ou du cidre est pourtant ancien. Rabelais célébrait le vin sous le vocable de « tisane de bois tordu » [2]. Deux siècles plus tard, on rapporte que le Duc de Richelieu (neveu du cardinal) avait guéri le Roi Louis XV d’une « langueur d’entrailles » grâce au vin de sa propriété de Moulis. A la suite de quoi son précieux vin, et par extension tous les vins du Médoc, ont été surnommés par la cour « tisane de Richelieu ». Dans l’Art de cultiver les pommiers, les poiriers et de faire des cidres normands (1765), le Marquis de Chambray vante les vertus du « petit cidre », coupé d’un peu d’eau, et qu’il nomme « la tisane des Normands ». Pour le vin comme pour le cidre, il est possible que ce soit en raison de propriétés médicales que ces boissons alcoolisées ont été nommées tisanes, les rapprochant ainsi des décoctions purement médicinales des origines du mot.
Origine de la tisane de Champagne
On peut penser, sans toutefois le prouver, que le lien est similaire en ce qui concerne la tisane de Champagne. La bataille des vins d’Henri d’Andeli ne vante-t-elle pas dès le XIIIe siècle les vertus diurétiques des vins d’Epernay et de Hauvillers ?
La consommation de tisane de champagne est attestée au XVIIIe siècle. Dans Tableaux de genre et d’histoire peints par différens maîtres (François Barrière, 1828), on apprend que le Duc Philippe d’Orléans, régent de France pendant la minorité de Louis XV et mort en 1723, appréciait déjà la tisane de Champagne. Extrait d’un dialogue avec un de ses invités souffrant de migraine : « J’ai ici de la tisane de Champagne, voilà celle qu’il faut encore aux gens qui se portent bien ; car, pauvres humains que nous sommes, nous avons toujours besoin de remèdes. J’ai donc partout de cette tisane, et nous en boirons en mangeant un poulet ».
Autre témoignage, Robespierre (1758-1794) qui n’aimait pas ce vin, aurait écrit en réponse à une invitation à en boire : « Non ! Je reste chez moi. La tisane de Champagne est le poison de la liberté » [3].
Pas d’étiquettes de cette époque bien sûr, mais peut-être cette série de médaillons en porcelaine portant des noms de vins, ancêtres de nos étiquettes, qui s’est vendue il y a quelques années aux enchères. Parmi eux, une « Tizanne de Champagne » pourrait, d’après la graphie et l’orthographe, renvoyer au XVIIIe siècle ?
La plus ancienne étiquette de tisane de Champagne pourrait être celle de « Tysanne » de J. Moët et Cie, dont des fac-simile ont été réédités dans les années 1960 (illustration ci-dessus). Jean-Rémy Moët (1758-1841), petit-fils du fondateur Claude, dirigeait alors la maison qui est devenue « J. Moët et Cie » en 1807.
De rares étiquettes lithographiées datant des premières utilisations de cette technique pour étiqueter le Champagne à partir de 1820-30, nous sont parvenues, telle cette étiquette toute simple, bleu sur fond blanc.
On peut y rattacher la très délicate étiquette également lithographiée, reproduite dans le livre L’étiquette du Champagne du regretté Georges Renoy (Editions Racine et Vilo, 1996) [4] et rangée par cet expert dans les étiquettes des origines.
Les autres témoignages antérieurs à 1850 sont rares. Antoine Arnault, auteur dramatique français totalement oublié bien que membre de l’Académie française, écrit dans le Journal d’un sauvage paru en 1827 : « le père, enfin, un des plus fidèles habitués des tavernes de Londres, nous versa de la tisane de Champagne, qu’il boit à pleins verres, parce qu’il tient aux usages de ses pères » (Critiques philosophiques et littéraires). Théophile Gautier père y fait allusion dans son roman Sous la table publié en 1833 : « Je lui fis boire plusieurs verres coup sur coup, et elle commença à entrer en gaîté : ses joues se rosaient comme de la tisane de Champagne. » (Romans goguenards). Alexandre Dumas père également, dans ses voyages : « Pour l’instruction de nos lecteurs, qui ne savent probablement pas ce que c’est que l’asprino d’Aversa, nous leur apprendrons que c’est un joli petit vin qui tient le milieu entre la tisane de champagne et le cidre de Normandie.» (Voyages, Le Corricolo, 1843).
La plupart des autres documents (étiquettes, dépôts de marque, tarifs) ou citations littéraires datent de la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, dans son Grand Dictionnaire de cuisine paru en 1873, Alexandre Dumas cite le « Champagne blanc tisane », à côté de 8 autres crus ou variétés de vins de Champagne, comme devant faire partie de la « liste des vins dont la cave d’un amphitryon de nos jours doit être garnie ».
La tisane de Champagne, qu’est-ce au juste ?
Au XIXe siècle, la tisane était une variété de vin de Champagne effervescent. La maison de Venoge nous apprend que sa Tisane des Princes correspondait à un dosage en sucre très élevé, conforme au goût dit français ou russe de l’époque, le marché anglo-saxon préférant les vins plus secs (goût américain) voire bruts (goût anglais). C’est également cette définition que retient le dictionnaire de la langue française de Littré : « vin de Champagne plus doux, plus sucré, moins spiritueux ».
Frédérique Crestin-Billet (La folie des étiquettes de vins, éditions Flammarion, 2000) présente la tisane de Champagne comme « un vin de qualité plutôt modeste, souvent blanc, et très peu pétillant voire tranquille. On se servait généralement pour l’élaborer de jus de moindre qualité, notamment ceux dits de retrousse : à la fin du pressurage, les raisins sont ramenés vers le centre du pressoir et pressés une dernière fois ».
Dans sa très complète Histoire sociale et culturelle du vin (éditions Larousse, 1998), Gilbert Garrier est encore plus précis : « En Champagne, la première serre (ou taille), correspondant au pressurage de 4000 kilos de raisin et au moût qui en résulte, donne les « premières cuvées » ou « têtes de cuvées ». Après une retrousse (ou rebêche du marc), on presse à nouveau pour obtenir le vin de « deuxième taille ». Le troisième pressurage ne donne que du « vin de rebêche » théoriquement impropre à devenir du vin de Champagne (…). Issue de la 2è taille ou rebêche, la tisane de Champagne était fortement sucrée et se vendait moins cher que les autres ; elle se frappait à la glace (sorbet) ou s’allongeait d’eau pour constituer un rafraîchissement agréable aux vertus diététiques reconnues ».
La tisane, vrai champagne ?
Ces définitions, un peu différentes, ne sont pas antagonistes, l’ajout de sucre pouvant justement masquer les insuffisances d’un vin médiocre. Faut-il pour autant faire de la tisane de Champagne un sous-produit, un rebut ? Certainement pas, du moins au début du XIXe siècle. Les témoignages œnographiliques, en particulier les tarifs, indiquent certes une hiérarchie entre la tisane et d’autres variétés de Champagne, mais la tisane restait quand même un produit de luxe. A l’opposé de notre étiquette initiale minimaliste, certaines étiquettes de tisane étaient luxueuses et ne diffèraient quasiment pas en qualité d’impression, graphisme, des étiquettes d’autres champagnes (illustration)
Habillage luxueux pour simples tisanes
Les grandes maisons de Champagne, parmi lesquelles Besserat, Bollinger, de Venoge, Massé, Moët, Montebello, Mumm, Joseph Perrier, Roederer, ont commercialisé leur tisane jusqu’au début du XXe siècle.
Etiquettes de Tisane de Champagne de grandes maisons champenoises
La maison de Venoge déposa en 1895, en hommage aux princes d’Orange, les marques « Cuvée des Princes », « Cuvée Princière », « Champagne des Princes », « Réserve des Princes », « Champagne rouge des Princes », mais aussi « Tisane des Princes ».
Un tarif de la maison Duc de Montebello des années 1840-50 nous précise l’échelle des prix des différentes cuvées : la tisane était effectivement le champagne le meilleur marché, proposé à 2 francs 25, soit deux fois moins que les cuvées les plus prestigieuses (fleur de Sillery mousseux à 4 francs, Crémant à 4f 50).
« Carte porcelaine » de représentant de la maison de Champagne Duc de Montebello (créée en 1834), comportant au dos un tarif (vers 1840-1850). Lithographie Barbat, Chalons S/Marne
Presqu’un siècle plus tard, l’échelle des prix n’avait pas sensiblement varié, d’après un tarif des vins de Champagne de l’enseigne Felix Potin de 1912 [5] : tisane à 3 francs, grand mousseux à 3f 50, Champagne de la catégorie la plus élevée à 5f 50. L’analyse comparative des prix de l’ensemble des vins montre cependant que, même à 2 francs à la propriété, soit 4 à 5 francs dans les restaurants, la tisane restait un vin cher, réservé à l’élite. A titre d’exemple, dans un restaurant parisien en 1830, la bouteille de champagne était à 5 francs (sans précision de qualité), celle de Pouilly à 2 francs, celle de Nuits ou de Médoc à 4 francs, tandis qu’au détail un litre de vin blanc ordinaire valait entre 10 et 15 sous.
Entre 1850 et 1910 l’image de la tisane que nous transmettent les documents œnographiliques et les textes littéraires se brouille passablement. Certains auteurs la présentent comme un vin de Champagne simple, de fête, apprécié localement : « Chacun, en chantant Noël, regagnait le toit de la veillée. (…) A table on se mettait. (…) La tisane de Champagne chassait tous les soucis » (Prosper Tarbé, Romancero Champenois, 1863). Ou encore sous la plume de Gérard de Nerval : « En sortant de Saint-Médard, je me suis un peu égaré sur les bords de l’Aisne (…), je me suis trouvé dans un village nommé Cuffy, d’où l’on découvrait parfaitement les tours dentelées de la ville et ses toits flamands bordés d’escaliers de pierre. On se rafraîchit dans ce village avec un petit vin blanc mousseux qui ressemble beaucoup à la tisane de Champagne. En effet, le terrain est presque le même qu’à Epernay. C’est un filon de la Champagne voisine qui, sur ce coteau exposé au midi, produit des vins rouges et blancs qui ont encore assez de feu. » (Angélique, 12e lettre. Les filles du feu, 1854).
Etiquettes de Tisane de Champagne de la seconde moitié du XIXe siècle. Le restaurant Cabassud, à Ville d’Avray, fréquenté et peint par Corot entre 1850 et 1870, existe toujours [6-7]. L’étiquette aux deux coqs est parfois attribuée à la maison Bollinger, parfois à Montebello.
A Paris, c’est une autre histoire, et la différence entre Champagne et tisane se fait plus nette. Peut-être par snobisme ? Chez Guy de Maupassant (Imprudence ou Monsieur Parent, 1886), une tisane est proposée pour accompagner un repas entre amoureux dans le cabinet particulier « d’un grand café du boulevard » : « Menu corsé : potage bisque, poulet à la diable, râble de lièvre, homard à l’américaine, salade de légumes bien épicée et desserts. Nous boirons du champagne. Le maître d’hôtel souriait en regardant la jeune femme. Il reprit la carte en murmurant : – Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne ? – Du champagne, très sec. »
Marcel Proust, dans Jean Santeuil (1896), présente carrément la tisane comme un vin de second choix : A l’hôpital de la Pitié, l’interne en chirurgie Etrat doit payer le Champagne à ses collègues de salle de garde, qui lui réclament « du meilleur, du plus cher ». Ayant exécuté la taxe, il se fait brocarder « sur ce que son champagne était de la tisane ». « Cela, du Champagne ? C’est de l’eau ! Félicie, M. Etrat demande une autre bouteille de Champagne, et du vrai cette fois-ci (…) ».
Cependant, les grands cafés et restaurants parisiens de l’époque que fréquentaient ces auteurs, le Café de Paris boulevard de l’Opéra, le Café Anglais boulevard des Italiens, le Weber et Maxim’s rue Royale, le Pavillon Royal au bois de Boulogne, avaient tous leur propre tisane de Champagne à la carte.
Etiquettes de Tisanes de Champagne de grands cafés-restaurants parisiens du XIXe siècle
Dans les années 1880, la mode est de boire la tisane de Champagne frappée « à glace », en sorbet, ou en « long drink » allongée d’eau. La France, qui avait pris le goût des boissons glacées lors de l’Exposition universelle de 1878 au contact des Américains, importait sa glace de Suède et de Suisse ou, quand l’hiver était assez rude, du bois de Boulogne. Tous les cafés offraient désormais des carafes frappées à leurs clients. Duclaux dans Les impuretés de la glace (1884), écrit : « l’usage de la tisane de champagne, des sorbets et des boissons spéciales qu’on hume avec un chalumeau et qui renferment de la glace pilée s’est considérablement répandu ».
C’est ainsi que la tisane frappée est présente lors d’un réveillon chez la comédienne Marguerite Percy (Une vengeance, Paul Bourget, 1890) : « ces forçats de Paris, pressés autour de cette table où (…) les bouteilles d’eau minérale montrent leurs étiquettes pharmaceutiques à côté des carafes de tisane frappée. »
et s’invite chez Feydeau (Séance de nuit, Scène XII, 1897) :« – Fauconnet, se versant de la tisane de champagne, à part. – Oh! je la fourre en fiacre, je la colle chez elle… et quand elle me reverra!… (buvant). Pouah! cette tisane est chaude!… – Gentillac. – Eh bien! tu as une carafe frappée à côté de toi… tu peux y mettre ton champagne. C’est fait pour ça!Il verse le contenu de la bouteille dans la carafe.»
A l’aube du XXe siècle l’usage de la Tisane semble se démocratiser, voire s’encanailler. La plume de Jean Lorrain (La Maison Philiber, 1904) témoigne d’un changement de registre : « Messieurs, Mesdames. J’propose de trinquer à la santé de la patronne. Eh ! Eugénie, apporte le Champagne Saint-Marceau première, d’la tisane à quatre francs cinquante. J’ai fait venir ça de Reims ; j’te donnerai l’adresse ».
Photo d’une étiquette de Tisane millésimée de 1904, un cas unique ?
A la même période pourtant, le Pavillon, Royal, restaurant du bois de Boulogne devenu très chic, sert une tisane millésimée 1904, cas semblant unique pour une simple tisane (illustration). Et une tisane de Champagne figure en premier service des vins lors du dîner servi au roi d’Espagne Alphonse XIII par le Président Emile Loubet le 24 octobre 1905, suivie de vins aussi prestigieux qu’un Yquem 1890, un Mouton Rothschild 1878, un Richebourg 1884 et un Champagne Pommery pour terminer !
Les sources littéraires les plus tardives n’hésitent pas à présenter la tisane comme une bibine, voire un ersatz de « vrai » Champagne. Ainsi, Pierre Hamp (La peine des Hommes, 1913) met en scène un négociant sérieux, Hartmann (avec deux « n »), aux prises avec la concurrence déloyale d’un imitateur peu scrupuleux, Hartman (avec un seul « n ») :
« Hartman ne connaissait ni vignes ni caves ; il vendait deux syllabes sur papier doré. (…) Il plaçait beaucoup à Paris dans les établissements de nuit qui subventionnent les courtisanes racoleuses du client capable d’étancher leur soif de grand cru. On leur versait, par confusion du nom célèbre, la tisane Hartman payée trois francs et revendue dix-huit à ces hommes saouls, ce qui était un plus grand bénéfice que de compter vingt le Hartmann authentique acheté neuf francs. »
Indépendamment de l’escroquerie, l’intérêt de cet extrait est de préciser une des destinations principales de la tisane en ce tournant de siècle : les cafés-concerts et les bordels. Les caf’conc ont été autorisés à partir de 1849 avec la fonction « de distraire le public par un spectacle vocal et musical », mais il était également noté que leur « principale raison sociale est la vente de boissons ». Leur entrée, initialement gratuite, avait vite été rendue payante, ce qui donnait le droit à une consommation. « Une clientèle assez fortunée y boit du mousseux, du médiocre champagne, des vins sucrés servis au verre (…) ». Les maisons closes étaient à cette époque un autre haut lieu de consommation de vin pétillant acheté bon marché et revendu assez cher, surtout lorsque le nom Champagne pouvait figurer sur l’étiquette. « On allait là chaque soir, vers onze heures, comme au café, tout simplement » (Guy de Maupassant, La maison Tellier, 1881). Il n’est pas nécessaire de « monter », mais il est recommandé de beaucoup commander à boire « du vin bouchéà un franc le litre et surtout du champagne, qui n’est souvent qu’un mauvais mousseux, mais se facture 10 francs en salle et 20 francs en chambre » (Jacques Termeau, les maisons closes de province, Editions Cénomane, 1986). C’est sur ce terrain que le champagne, probablement sous forme de tisane, tentait de lutter contre ses nouveaux concurrents, les vins mousseux issus de l’exportation de la méthode champenoise : les Saint Péray, Seyssel, Anjou/Saumur, Touraine/Vouvray, voire ces étonnants Bourgogne traités en mousseux (Meursault, Chablis ou même Montrachet !) [8]. Nous n’avons pas trouvé de trace de tisane de Champagne postérieure à 1912. La mode d’en consommer s’est peut-être éteinte progressivement, puis totalement avec la « grande » guerre ?
Alors, convaincu(e) ? Contrairement à ce que veut nous faire croire cette publicité récente pour T-shirt humoristique, Tisane et Champagne n’ont jamais été opposés !
3. Cité par Brunet et Laval, Littérature du vin et de la table, 1936, citation reprise dans l’Anthologie du Champagne du Colonel François Bonal, 1990. https://maisons-champagne.com/fr/extrait/1056
4. Georges Renoy. L’étiquette du Champagne. Editions Racine pour la Belgique, Vilo pour la France, 1996.
6. Etablie en 1845 au bord des étangs et du bois de Ville d’Avray (92410), l’auberge de la Chaumière, dirigée par Jean-Baptiste Cabassud, faisait également office de guinguette attirant de nombreuses célébrités. Racheté par Sodexo, rénové en 2008 par les fondateurs de la marque « Les Source de Caudalie », puis racheté en 2020, l’hôtel restaurant, site classé, existe toujours sous le nom « les Etangs de Corot ». https://www.etangs-corot.com/fr/
7. Claudius-Petit Dominique. « Les origines d’une guinguette, l’auberge Cabassud » (p.3-14) dans Ville-d’Avray, histoire et témoignages n°1, 2002.
Les liens entre le vin et le sang sont multiples, tenant à la couleur, à la symbolique, aux valeurs spirituelles ou sacrées et aux interdits. Des représentations de ces rapports complexes se retrouvent sur les étiquettes de vin, même les plus banales.
La couleur …
« Ta liqueur rose ô joli vin Semble faite de sang divin.»
(Gérard de Nerval)
Chez les vertébrés, le sang est de couleur rouge. Il reçoit sa couleur de l’hémoglobine, qui contient du fer auquel l’oxygène se lie. Chez la limule, il est d’un beau bleu dû à la présence d’hémocyanine à base de cuivre !
Le vin rouge, lui, tire sa couleur de pigments violet foncé, les anthocyanes. Comptant plus de 250 variétés, les anthocyanes sont responsables de la majorité des couleurs rouge, bleue et pourpre des fleurs et des fruits. Ils teintent la peau des raisins noirs, se retrouvent par la suite dans les moûts et les vins rouges, puis s’estompent au cours du vieillissement du vin.
Vins rouge sang
Plusieurs vins, souvent originaires du Sud, sont nommés « sang de … » par leurs producteurs. Il s’agit de vins de couleur rubis intense, brillants, ou bien rouge sombre, opaques, tanniques, puissants, issus des cépages grenache, syrah, ou carignan (mazuelo en Espagne). C’est le cas des célèbres « Sangre de Toro » ou « Gran Sangre de Toro » de Penedés en Espagne, du « Bikavér » de la région hongroise de l’Eger (Bikavér signifie « sang de taureau » en Hongrois)..
Dans le bestiaire, on trouve aussi des cuvées « Sang du sanglier » (du Chateau de Fayolles, Bergerac), « sang de corbeau » (Terra Alta en Espagne, détaillé plus loin) et même « Sang de gorille » (un Languedoc, région ou le gorille pullule, c’est bien connu). On trouve aussi un « Sang du Dragon », pinot noir alsacien, né d’une légende locale.
D’autres, à la sobriété presque inquiétante, n’indiquent que « Le Sang » (un Gaillac du Domaine de la Ramaye issu de vieilles vignes de cépages locaux peu connus, le braucol et le prunelard, illustration ci-contre)
Les œnographiles connaissent également les cuvées « Sang du Peuple », popularisées en 1989 lors du bicentenaire de la Révolution française, laquelle en adoptant la guillotine aux dépens du gibet, en a effectivement fait couler beaucoup.
« Le Sang du Peuple » est également le nom de la cave Jamet, installée à Courthézon dans le Vaucluse depuis 1975, et d’une partie de ses cuvées rouges.
Vins rosés de saignée
Les rosés dits « de saignée » sont obtenus par macération du moût avec les peaux des raisins rouges, avant fermentation. Des durées intermédiaires de macération permettent, par soutirage précoce d’un futur vin rouge (la saignée de la cuve), d’obtenir des vins d’une belle teinte soutenue, rose foncé, presque rubis et des vins charpentés, à l’exemple les vins de Tavel. C’est aussi la méthode utilisée pour les fameuses cuvées « œil de perdrix », de Suisse ou d’ailleurs, auxquelles nous avons consacré un article [1]. Les rosés de saignée français sont produits dans les Côtes du Rhône, en Languedoc, dans les pays de Loire, la Champagne. Malgré leur nom, ils n’ont pas de rapport direct avec le sang.
Le sacré…
27 Il prit ensuite une coupe; et, après avoir rendu grâces, il la leur donna, en disant: Buvez-en tous;28 car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est répandu pour beaucoup, pour le pardon des péchés. 29 Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où j’en boirai de nouveau avec vous dans le royaume de mon Père
Matthieu 26, versets 26-29.
Depuis la nuit des temps, le sang a été intimement lié aux images de la mort et de la vie tandis que le vin était associé à la vie et à la divinité. Le sang a toujours joué un rôle primordial dans les représentations religieuses des humains. Il est l’élément principal lors des offrandes sacrificielles. Que la victime soit humaine ou animale, son sang répandu et offert aux Dieux est un sang pur et sacré. Pour les Chrétiens, le sang du Christ, immolé comme agneau de Dieu, devient le vin de la communion des fidèles. Dans les religions du Livre, le sang des martyrs est vénéré et réputé miraculeux. La circoncision, l’excision, les scarifications sont des blessures de sang en signe d’alliance, de purification ou de mortification. Les tabous alimentaires liés à la consommation du sang des animaux impliquent des rites d’abattage permettant de vider toute chair de son sang ; ce sang dans lequel, d’après la Bible et le Coran, réside l’âme.
Le vin est la boisson des dieux, de Dieu et parfois est Dieu lui-même. Selon le dogme catholique et orthodoxe de la transsubstantiation, le pain et le vin de l’eucharistie sont intégralement changés en la substance du corps et du sang du Christ. Dans les offices protestants, qui ne reconnaissent pas ce dogme, le pain et le vin restent pourtant présents, comme symboles et valeurs de partage.
Le vin et le pain se sont répandus en même temps que le christianisme. C’est le christianisme qui permet la diffusion de la vigne vers l’Europe du Nord, l’Amérique, l’Australie et la Nouvelle Zélande. Boire du vin, c’est se rattacher à la Méditerranée, lieu de naissance du Christ. Le vin est longtemps resté la boisson par excellence de la culture de l’Europe occidentale.
Dans la religion catholique, la valeur symbolique du vin, substitut du sang sacré, est tellement forte qu’il n’y a même plus besoin d’en respecter la couleur. En effet, depuis 1478 et l’autorisation du pape Sixte IV, le vin de Messe des catholiques est devenu quasi universellement blanc. Et le plus souvent un blanc doux.
Vins de messe blanc, doux ou sec
Pourquoi (diable !) représenter le sang du Christ par du vin blanc ? La raison avancée est très simple et pragmatique : les coulures de vin rouge étaient susceptibles de tacher l’habit ecclésiastique immaculé, ce que ne fait pas le vin blanc… Et pourquoi un blanc doux ? Parce qu’il voyage mieux, se conserve mieux, et serait plus agréable à consommer (même modérément) à toute heure. En effet, le risque est une mauvaise conservation du vin de messe, le prêtre n’en utilisant que très peu à chaque célébration. En 1993, de nombreux prêtres italiens se sont vivement plaints de leur vin de messe, produit en masse par une communauté religieuse et qui tournait vinaigre (le vin, pas la communauté). Une commission du Vatican assistée d’œnologues entreprit de goûter tous les vins de messe produits sur les différents continents. Ce fut un passito de Sicile, un muscat très liquoreux (14,5°), qui réunit la majorité des suffrages, essentiellement en raison de son excellente conservation sous tous les climats.
Le dimanche 15 août 2004 à Lourdes, à l’occasion de la messe de l’Assomption présidée par le pape Jean-Paul II, un vigneron de Madiran avait réussi à obtenir que ce soit un vin régional, plutôt que le Bordeaux initialement prévu, qui fasse office de sang du Christ. Mais il n’est pas certain que ce soit le très rouge Madiran qui ait été utilisé, car une alternative a été proposée : « je mettrai à leur disposition du Pacherenc sec et moelleux et deux rouges dont un vieilli en fût de chêne. J’espère que le Pape et tous les hommes d’église l’apprécieront » [2]. En 2023, à Marseille, c’est un vin de France grenache blanc 2021 produit par le bien nommé « domaine de la Bénisson-Dieu » (Côtes Roannaises), qui a été choisi comme vin de messe pour le Pape François. [3, 4]
Pour les orthodoxes, le vin de messe est resté rouge. Et pendant 8 siècles, c’était exclusivement du vin de Cahors. C’est ce que nous raconte cette cuvée de Cahors « Sanguis Christi »,
L’agnus dei représenté sur l’étiquette est un détail de L’Adoration de l’Agneau mystique ou Autel de Gand (Het Lam Gods), polyptyque peint sur bois par les frères Van Eyck, achevé en 1432 et exposé à la cathédrale de Gand
ainsi que le site « le dico du vin »[5]:« Les orthodoxes utilisent traditionnellement comme vin de messe un vin rouge, le Cahors. Depuis le moyen âge, il existait un accord commercial qui prévoyait l’approvisionnement de l’ensemble des églises orthodoxes de Russie en vin de Cahors (encore en usage aujourd’hui avec 1 million de bouteilles pour 18 000 églises russes, importées directement du Lot). En 1917, la révolution bolchevique avait mis un terme à toutes les importations. Les popes durent alors trouver un autre vin de messe. Ils suscitèrent la culture du kagor (une réplique du vin de Cahors) dans la région de Messara, près de Yalta. Vin qu’on trouve aujourd’hui non seulement en Crimée mais aussi en Géorgie et en Moldavie. ».
Les historiens sont plus prudents, faute d’étude approfondie sur les échanges commerciaux en vins entre la France et la Russie impériale ou, antérieurement, l’église orthodoxe [6].
Kagor de Crimée, alors ukrainienne, annexée par la Russie en 2014
Kagor de Moldavie, vin rouge doux pour usage liturgique
Le vin, sang du Christ ?
De la symbolique au mauvais gout, certains n’hésitent pas à franchir le pas, comme en témoigne cette cuvée de Merlot « Jesus Juice » des USA. Ce terme peut paraitre offensant, mais il désignerait en argot le vin de l’eucharistie…
La vie, la mort…
Le vin est médecin, il guérit les corps et les âmes. Jusqu’au XIXème siècle, une ration de vin rouge a fait partie de l’alimentation quotidienne de tout malade hospitalisé. Source de calories, de sucres, de fer, exempt de bactéries, le vin était considéré comme une boisson saine et utile. Louis Pasteur, natif du Jura, le proclamait encore en 1866 [7].
Pendant la guerre de 14-18, le pinard a été l’allié du poilu. A propos de l’étude de Charles Ridel « L’ivresse du soldat » [8], un chroniqueur du magazine l’Histoire souligne le lien métaphorique qui s’est créé entre le vin rouge, devenu le pinard de la victoire, et le sang versé des poilus : « psychotrope censé accroître l’excitation des soldats lors de l’assaut, il (le vin rouge) revêt une fonction alimentaire (apport calorique en hiver), sociale (distribution et partage de l’alcool) et identitaire. Le vin est vu comme une boisson démocratique. Face aux buveurs de bière et de vin blanc que sont les Allemands, le vin rouge, associé métaphoriquement au sang des soldats, est identifié à la France elle-même. » [9].
La cuvée « Sang de Corb », issue des vignes de Terra Alta en Catalogne, fait aussi référence au sang versé lors de la guerre civile espagnole. La notice explique : « Sang de Corb peut vouloir dire « sang de corbeau », mais aussi « sang de Corbera », le village dans la région de Tarragone où se trouve le domaine de Celler Frisach et où le souvenir de tout le sang qui a été versé pendant la guerre civile espagnole est encore très présent. Ce n’est pas pour rien que l’on peut lire sur son étiquette « lo vi fa sang », une expression très catalane qui fait référence à la résilience nécessaire pour surmonter l’adversité et continuer à se battre. »
La symbolique du vin sauveur, substitut de la force vitale du sang, se retrouve dans cette étiquette humoristique, qui illustre l’en-tête de cet article :
Hélas, le puritanisme actuel, qui assimile une consommation modérée de vin à une composante du fléau réel qu’est l’alcoolisme, ne permet plus depuis 2013 qu’une collation accompagnée d’un verre de bon vin local soit donnée aux donneurs de sang après prélèvement. Les ligues régionales de donneurs de sang de Bourgogne (Chagny en Saône et Loire [10]) ou de la région Centre Loire s’en sont émues , en vain. Les faits sont pourtant accablants : tandis que la consommation de vin diminue inexorablement en France, l’alcoolisme aigu continue à faire des ravages parmi les jeunes. A coup d’alcools forts consommés rapidement, en grande quantité, sans aucun plaisir gustatif, juste pour atteindre l’ivresse. Espérons des décideurs un peu plus de modération, à leur tour.
L’interdit…
Six, douze, treize, vint parlera la Dame.Laisné sera par femme corrompu,Dijon, Guyenne gresle, foudre l’entame.L’insatiable de sang & vin repu,
(Nostradamus)
Boire le vin pour ne plus boire le sang humain ? Dans de nombreuses civilisations européennes antiques, africaines, précolombiennes, boire du sang humain était courant. Le sang était parfois mêlé au vin. Hérodote raconte au sujet des Scythes : “Ils concluent des traités de la façon suivante : ils versent le vin dans un grand vase de terre, le mélangent avec du sang des contractants que ceux-ci donnent en se faisant une éraflure avec une alène ou avec un couteau, et trempent ensuite leur épée, leurs flèches, leur hache d’armes et leur javelot dans la coupe. Puis les contractants eux-mêmes, aussi bien que les plus nobles de leur suite, boivent”. [11]
De la transsubstantiation chrétienne à l’anthropophagie et au vampirisme, il y a un (grand) pas que certains esprits ont franchi, rapprochant le mythe des vampires aux racines de l’homme et aux rites chrétiens. Sans les suivre, il nous faut remarquer que le monde chrétien, s’il n’a pas créé le mythe des vampires, a certainement contribué à sa propagation : Ecoutons Voltaire en débattre, dans le chapitre « Vampires » de son dictionnaire philosophique (1765) [12]:
« Quoi ! c’est dans notre xviiie siècle qu’il y a eu des vampires! c’est après le règne des Locke, des Shaftesbury, des Trenchard, des Collins; c’est sous le règne des d’Alembert, des Diderot, des Saint-Lambert, des Duclos, qu’on a cru aux vampires, et que le R. P. dom Augustin Calmet, prêtre bénédictin de la congrégation de Saint-Vannes et de Saint-Hidulphe, abbé de Sénones, abbaye de cent mille livres de rentes, voisine de deux autres abbayes du même revenu, a imprimé et réimprimé l’histoire des vampires avec l’approbation de la Sorbonne, signée Marcilli ! (…)
Qui croirait que la mode des vampires nous vint de la Grèce ? Ce n’est pas de la Grèce d’Alexandre, d’Aristote, de Platon, d’Épicure, de Démosthène, mais de la Grèce chrétienne, malheureusement schismatique. Depuis longtemps les chrétiens du rite grec s’imaginent que les corps des chrétiens du rite latin, enterrés en Grèce, ne pourrissent point, parce qu’ils sont excommuniés. (…) Les Grecs sont persuadés que ces morts sont sorciers ; ils les appellent broucolacas ou vroucolacas, selon qu’ils prononcent la seconde lettre de l’alphabet. Ces morts grecs vont dans les maisons sucer le sang des petits enfants, manger le souper des pères et mères, boire leur vin, et casser tous les meubles. On ne peut les mettre à la raison qu’en les brûlant, quand on les attrape. Mais il faut avoir la précaution de ne les mettre au feu qu’après leur avoir arraché le cœur, que l’on brûle à part. (…) »
Quoi qu’il en soit, il était inévitable que, deux siècles plus tard, le mythe des vampires et l’analogie « boire le vin = boire le sang humain » fussent exploités à des fins purement commerciales par d’astucieux négociants en vins.
C’est ainsi qu’en 1992, à la faveur conjointe de la sortie du film « Dracula » de Francis Ford Coppola et de l’ouverture au monde des vins des ex-pays de l’Est, des bouteilles provenant de la Transylvanie roumaine se sont vendues fort cher dans les boutiques européennes ou nord-américaines sous des habillages accrocheurs tels que ce « Château Dracula » (avec cape de soie rouge autour de la bouteille !), ou cette cuvée « Vampire » dont la contre étiquette enfonce le clou (sans jeu de mot..) :
« le vin du Vampire / la légende vit / sucez le sang du vin » !
A consommer avec encore plus de modération, donc …
6. François-Xavier Nérard. Du Cahors au kagor. Pistes pour une histoire du vin de Cahors en Russie. Revista Iberoamericana de Viticultura, Agroindustria y Ruralidad (Chile), vol. 3, n° 7, 2016 https://www.redalyc.org/journal/4695/469546448003/html/
7. Le Bras, Stéphane. « “Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons” : anatomie d’une légende (xixe-xxe siècles) ». Faux bruits, rumeurs et fake news, édité par Philippe Bourdin, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2021, https://doi.org/10.4000/books.cths.15460
8. Charles Ridel, L’Ivresse du soldat, Vendémiaire, 2016, 426 p.
L’Alsace étant étroitement liée à Sainte Odile, sa patronne, on pourrait croire que cette étiquette de René Neymeyer, propriétaire et négociant à Ingersheim en Alsace, lui rend hommage. En fait, c’est la Sainte Vierge qui est représentée à gauche de l’étiquette, et avec elle la légende alsacienne dite des trois épis.
Selon cette légende, le 3 mai 1491, sur la montagne du Habthal à Ammerschwir, la Sainte Vierge est apparue à un forgeron se rendant au marché voisin [1, 2]. Voilée de blanc, tenant dans sa main droite 3 épis de blé et dans la gauche un grêlon, elle dit au forgeron, prostré :
« Relève-toi, brave homme, et écoute. Vois ces épis. Ils sont le symbole de l’abondance des belles moissons qui viendront récompenser les êtres vertueux, généreux, et apporter le bien-être et le bonheur dans les foyers des fidèles chrétiens. Quant à ce glaçon, il signifie que la grêle, la gelée, l’inondation, la famine et tout son cortège de désolation et de malheurs viendront punir les mécréants dont la gravité des péchés a pu lasser la miséricorde divine. Va, bonhomme, descends dans les villages et annonce à tous les habitants le sens de ces prophéties »
Le forgeron, fortement impressionné, n’en parla à personne, acheta un sac de blé, mais il ne put le lever du sol ni le hisser sur sa mule. Ce n’est qu’après avoir transmis le message divin qu’il put emporter son sac de blé.
Eglise Notre Dame de l’Annonciation, au Trois Epis, édifiée en 1967, inaugurée en 1968
A l’endroit de l’apparition, a été construite une chapelle en bois puis en pierre (inscription de 1493) [3], ainsi qu’un monastère (rédemptoriste). L’église actuelle « Notre Dame de l’Annonciation » a été édifiée en 1967. Rebaptisé « Les trois épis », le lieu-dit de l’apparition est actuellement un hameau touristique [4] partagé entre trois communes du Haut Rhin, Ammerschwihr, Turckheim et Niedermorschwihr.
Les illustrations de cette étiquette sont l’œuvre de Charles Spindler (1865 -1938), célèbre peintre, ébéniste, écrivain, photographe et illustrateur alsacien. La vierge est bien représentée voilée de blanc et tenant les 3 épis, mais on ne voit pas le glaçon. La collerette de l’étiquette complète l’histoire, montrant le forgeron incapable de soulever son sac de blé et la mention de l’année 1490.
D’autres vignerons et maisons de vins d’Alsace ont fait appel à Charles Spindler pour illustrer leurs étiquettes. La bibliothèque Forney à Paris en conserve 3 exemplaires de l’imprimerie Camis (Paris) datant des années 1920 : celle de René Meymeyer, ancêtre de notre étiquette, une crée pour le Clos Sainte Odile du viticulteur Pierre Weissenburger d’Obernai et la dernière pour Victor Christophe, un propriétaire de Barr [5].
Dans les années 1900, Emile Boeckel, patron d’une autre grande maison (Vins d’Alsace Boeckel, 67140 Mittelbergheim), avait également commandé à Charles Spindler une étiquette dont le modèle a été utilisé jusqu’au début des années 2010. Le site de la maison en présente un exemplaire datant de 1918 [6] et en voici un exemplaire des années 1980.
La Maison Spindler créée par Charles Spindler existe toujours. C’est une entreprise du patrimoine vivant spécialisée en marqueterie d’art. Elle est dirigée depuis 1975 par Jean-Charles Spindler, le petit-fils du fondateur. Sur le site, à la rubrique « Histoire/amitiés et collaborations artistiques », une publicité de Charles Spindler pour le Clos Sainte Odile (différente de l’étiquette) y est représentée [7].